Lundi 3 mai 7h25, carrera 6 – calle 7 – 20 : je sors de chez moi. Le premier geste de la journée que j’effectue est machinal, simple et efficace : je pose sur mes oreilles le casque qui ne me quitte jamais. Après sommaire réflexion, j’opte pour Alive de Daft Punk. J’ouvre la porte et foule le pavé de la Candelaría alors que les voix syncopées de « Robot Rock » s’immiscent avec énergie dans mon ouïe endormie.
Une petite marche d’une dizaine de minutes me conduit à une station du TransMilenio. En 1998, la municipalité de Bogotá a entreprit de construire un système de transport public, basé sur le modèle de Curitiba (Brésil). Contrairement à la longue et pénible construction souterraine du métro, le but du TransMilenio, étant aérien, était d’organiser rapidement le chaos urbain, réduire le temps de trajet entre différentes zones de la ville et désenclaver certains espaces pour les intégrer économiquement et socialement à la métropole. Ce système, qui s’apparente au métro, s’articule le long des avenues, où des couloirs centraux ont été créés pour permettre à des bus de desservir les différents arrêts. Les stations se situent au milieu des boulevards, on l’y accède par tout un système de ponts qui s’élèvent au dessus des voies. La fréquentation quotidienne du TransMilenio peut atteindre 1,4 millions de passagers. L’étroite largeur des stations et le nombre excessif de sièges dans les bus, transforme le TransMilenio pendant les heures de pointe en une véritable fourmilière inextricable d’individus, assez calmes vu le branle-bas, mais toutefois désespérés de rejoindre leur destination.
Station Ricaurte, plein centre de Bogotá. Je descends pour un changement ; les décibels continuent d’émettre à plein régime alors que je m’engouffre dans le tunnel qui mène à l’autre rame. Le flux de personnes me fascine ; la plus grande concentration de bipèdes en transit de Bogotá, 150 personnes/min, une fabuleuse mosaïque sociale et culturelle où se croisent dans l’anonymat ces citoyens venus les quatre points cardinaux de la ville.
Je repars, direction plein sud. Un changement visible et palpable s’est opéré. La structure des édifices, plus informels et moins esthétiques, l’organisation du cadastre, moins régulier et plus chaotique. La concentration accrue de boutiques informels, de commerces ambulants, de bazars de récup’, de restaurants ouvriers, de marchands de minutos[1] ; cette présence intensifiée d’indigentes[2], ces vagabonds des rues qui portent sur leur visage les stigmates de la violence, la peau creusée par le froid et la faim, nous rappelle que la ville est un spécimen parfait de la ségrégation socio-spatiale. Un extrême Nord atrocement riche, un extrême Sud divinement pauvre, et un noyau central qui brasse dans le désordre les classes moyennes. Comme si ces inégalités n’étaient pas suffisantes, l’Etat colombien a décidé en 1994 de classifier la population en différentes couches selon leur revenu (de niveau 1, classe pauvre, à niveau 6, classe riche), pour que les foyers modestes payent moins de charges et d’impôts. Evidemment, cela s’est transformé en une remarquable discrimination sociale, en complète opposition avec le principe de mixité. En gros, le système a rappelé aux colombiens que tout sépare un ouvrier de niveau 1 à un banquier de niveau 6 : leur lieu de résidence, leurs sorties, leur entourage, leur couleur de peau, leur éducation et l’estime que la société leur offre.
Sud de Bogotá. Si on additionne la population de tous les quartiers méridionaux (Bosa, Ciudad Bolivar, Tunjuelito, Rafael Uribe Uribe, Usme, Sumapaz et Soacha), on arrive à un surprenant total de 3,7 millions d’habitants ! Des communautés entières d’envahisseurs, une union de milliers de squatteurs, un front démentiel de déshérités de la guerre, se sont fusionnés pour former une ceinture continue de misère ; un véritable méga-taudis homogène qui polarise toutes les vertus qu’un bidonville digne de ce nom puisse exhiber : pauvreté, indigence, violence intrafamiliale, gang, trafic de drogue, trafic sexuel, mafia paramilitaire, sicarios… Hum, une attraction des plus redoutables n’est ce pas ? Soacha, municipalité indépendante directement imbriquée et inséparable de ce méga-taudis, se situe au Sud-ouest de Bogotá. Elle est devenue mon terrain d’étude et un mystère des plus complexes qu’il m’a fallu résoudre.
Je descends du TransMilenio, et grimpe dans un bus direction le cœur de cette municipalité. Du fait de sa situation géographique centrale sur le territoire national, de son attraction économique (présence d’une importante zone industrielle) et de sa proximité avec la capitale, Soacha a connu une expansion démographique impressionnante (entre 1985 et 2005 elle atteignit un taux de croissance de 351%). Elle concentre aujourd’hui environ 600.000 habitants[3], dont environ 50 000 déplacés de la guerre[4] qui ont cherché une certaine sécurité que l’on trouve dans les centres urbains. Me voici dans le centre, en plein sur l’axe principal qui fragmente la ville en 6 communes. J’aperçois au loin, perchée sur une colline, le quartier Alto de Florida, qui appartient à la commune 6. C’est là que je me rends, à pied.
Je crois qu’il est très difficile d’imaginer la misère physique dans laquelle des êtres humains peuvent vivre ; on se représente souvent ces bidonvilles, constellés de baraques instables faites de tôle et d’aggloméré, suspendues à des versants accidentés, où ruissèlent dans des rues de terre des eaux verdâtres et pestilentielles. On s’imagine des familles décomposées dans la violence et reconstituées dans la brutalité ; on s’imagine des enfants fuyant l’école trouvant refuge dans la fraternité du gang et la facilité de la drogue ; on s’imagine des mafias nettoyant les quartiers des opposants et des « indésirables », instaurant un contrôle totalitaire sur l’économie et la justice…
La première fois que je suis rentré dans le district d’Alto de Florida, j’ai reçu un choc brutal, physique. Ces maisonnettes précaires qui s’agrippent désespérément à une colline instable[5], concentrent une population hétéroclite séduite par l’espérance de posséder un jour un toit. Venus des quatre coins du pays, ces habitants ont fui une guerre qui dépossède, terrorise et humilie. Georgina me raconte : « mon village [du Nariño[6]] est contrôlé par les FARC. Une bombe qu’ils avaient posée dans un hôpital a tué ma fille de 10 ans… Ils s’en sont ensuite pris à mon fils de 15 ans, ils voulaient le tuer parce qu’il faisait des petits boulots pour la police locale. J’ai été obligée de fuir, laissant tout derrière moi, ma ferme, ma famille, mes amis, mes repères… J’ai traversé le pays entier et je suis arrivé ici il y a un an avec mes deux fils. Grâce à l’aide des voisins j’ai pu construire une maison avec des planches trouvées ou achetées. » Ana María est, elle, arrivée il y a 7 ans, avec toute sa famille : « le frère de mon mari a été tué par l’AUC[7], il était syndicaliste. Les paracos[8] nous ont donné une journée pour partir, ils ont dit qu’ils bruleraient notre ferme et ferraient de nos filles des femmes si on refusait. Nous avons fui, terrorisés. On nous avait dit qu’à Alto de Florida, il n’y avait pas de groupes armés, nous nous sommes donc installés ici. » Il faut savoir que, grâce à la diffusion de l’information par le biais de la radio et de la télé, les individus ont pu prendre conscience de l’existence de tels quartiers, épargnés de la guerre et bénéficiant de terrains à bas prix.
La guerre déplace, créé des flux, transporte la misère, la violence et les reproduit dans les nouveaux foyers de peuplement. Je me suis posé cette question : comment une ville se construit-elle avec de telles cicatrices ? Quel sont donc les composants de ce processus d’urbanité ? Des habitants qui ont tout perdu, qui doivent recommencer à zéro, qui ont peur que des paramilitaires ou des guérilleros les retrouvent et les massacrent, sont fragiles, vulnérables. Et évidemment, des individus perfides et sans scrupules en profitent. On les appelle des urbanizadores piratas[9]: ils sont souriant, confiants et bien habillés ; ils appartiennent à l’assemblée communale, aux mafias, ou à des groupes obscurs de la société ; ils s’accaparent, maquillent et vendent illégalement l’espérance de tous : le terrain.
Lorsque vous arrivez dans une mégapole de 10 millions d’habitants, vous ne connaissez personne, vous êtes perdu et angoissé ; alors vous faites confiance à un homme en costard qui se dit propriétaire d’un terrain. Vous l’achetez. Des fois pour quelques miettes de pain, souvent pour une fortune[10]. On vous donne un titre de propriété et vous construisez votre maison. Votre rêve se réalise. Vous trouvez un travail, vos enfants vont à l’école, vous achetez une table, un lit, un frigo, parfois même une télé. Votre situation se stabilise. Vous vous sentez intégré. La ville n’est plus ce monstre qui affaiblit, épouvante, dévore… Les années passent : un an, deux ans puis trois, cinq, dix… Un jour, deux, trois hommes frappent à votre porte. Ils vous disent que le terrain sur lequel vous vous trouvez est le leur. Vous leur montrez votre titre de propriété, mais ils s’énervent et rentrent brutalement chez vous. Ils vous réclament 100 000 pesos[11], et vous menacent avec des armes. Le souvenir des pistolets et machettes des paracos ou des guérillas vous terrifie. Tout tremblant, vous fouillez votre portefeuille et sortez la somme exigée. Les hommes partent et certifient qu’ils reviendront le mois suivant. Le cauchemar recommence. En effet, ils reviennent, et demandent chaque fois plus. Vous allez chercher de l’aide chez les leaders de la communauté. Ces derniers se renseignent sur votre titre de propriété, et vous affirment que c’est un faux. Que l’on ne connait pas le véritable propriétaire. L’homme en costard qui vous l’a vendu s’est évaporé, après s’être débarrassé d’une dizaine de terrains comme le vôtre. Les hommes armés ne vous lâchent pas. Vous ne pouvez plus payer la somme demandée, alors ils emportent votre table, votre lit, votre frigo, votre télé. Et puis ils reviennent, et comme vous n’avez plus rien, ils vous disent que pour cette fois votre femme peut faire l’affaire. Pétrifié, vous dites que vous ne comprenez pas. L’homme vous frappe et hurle qu’il exige une demi-heure avec votre femme dans la chambre. Votre femme, courageuse, accepte. Vous priez un Dieu qui vous a déjà oublié depuis longtemps, et bouchez les oreilles de vos enfants horrifiés, alors que des lamentations affreuses vous parviennent. Les hommes repartent, en riant… Des semaines passent, et les hommes ne reviennent pas. Et ce sont les leaders de la communauté qui viennent vous visiter. Ils vous disent que les véritables propriétaires réclament que leur soient rendu leur terrain. Cette fois-ci vous ne pouvez y croire. Mais, ce sont bien eux. Ils s’appellent Juan Noguera Caucalí et ses frères. Ils menacent de vous expulser. Cent dix personnes se trouvent dans cette situation. Des ONG viennent vous voir, elles s’appellent Techo Para mi País, Servicio Jesuita a los Refugiados, Fedes[12], et même l’ONU ; elles disent qu’elles vous soutiendront. Merci, mais il fallait peut-être venir avant. Vous êtes tout de même rassuré, vous avez affaire aux vrais propriétaires. Les hommes armés ne reviendront plus vous menacer, voler vos biens, violer votre femme… Vous avez fui les sommations des guérillas et des paramilitaires, vous avez combattu la violence de la mégapole, vous avez survécu à la pression de la mafia, trouverez-vous la force de résister à nouveau ?... [13]
En septembre 2009, les véritables propriétaires, Juan Noguera Caucalí et ses frères, ont en effet réclamé une partie des terrains d’Alto de Florida, terrains qu’ils possédaient par héritage. Ce domaine n’a absolument aucune valeur économique : les terres sont incultivables et particulièrement instables géologiquement, donc interdites à l’établissement humain. Mais en Colombie, comme dans tout pays corrompu qui se respecte, certains dessous de table et poignées de main entre propriétaires et municipalité, suffisent à modifier les normes de sécurité qui régulent l’établissement de population dans des zones à haut risque. Lorsque les propriétaires ont su que des individus habitaient illégalement leurs terrains, ils ont, et avec l’aide de la mairie, instauré un prix plancher démentiel. Donc, un processus de régularisation territoriale[14] des domaines 6 et 6A du second secteur d’Alto de Florida, a été amorcé entre les propriétaires et les représentants de la communauté. La mairie, certaines ONG et quelques organismes de l’ONU servent d’intermédiaires et de modérateurs dans la négociation, et proposent des alternatives. J’ai participé plusieurs fois à ces réunions. J’ai été frappé par la violence des échanges, entre des propriétaires agressifs, indifférents aux difficultés des habitants, et les représentants de la communauté, patients et attentifs à l’avidité de leurs adversaires. Six mois ont passé depuis la première réunion. Pas d’évolution. Les propriétaires ont décidé le mois dernier de geler les négociations, le prix du mètre carré que propose la communauté leur semble être une farce[15].
Il est très important de comprendre les implications qu’englobe ce processus. Alto de Florida, du fait de son illégalité, est un quartier qui ne comporte, à part l’électricité, aucun service urbain : école, centre de santé, eau potable et tout-à-l’égout. Le mécanisme de régularisation entrainerait son intégration globale au système ville.
Selon plusieurs entretiens réalisés auprès des habitants, le manque d’eau est un véritable désastre. Comme il est impossible de vivre sans cette ressource, les habitants ont fait appel à l’Empresa de Acuaducto y Agua de Bogotá[16] pour approvisionner le quartier en eau. Un camion citerne vient chaque semaine. En moyenne, une famille de quatre personnes a besoin, pour la cuisine, la vaisselle, la douche, le nettoyage de la maison et des habits, de 3 à 4 bidons de 100 litres par semaine. Le prix du bidon est fixe : 2000 pesos (0,8€) ; c'est-à-dire que l’eau qu’achète les habitants d’Alto de Florida coûte plus chère que celle qu’achète ceux du Nord luxueux de Bogotá. La raison est simple : acheminer le liquide vital par camion citerne de Bogotá jusqu’à Alto de Florida a un coût, et les habitants le payent.
Le rejet des eaux usées est aussi un problème qu’il est nécessaire de résoudre : les habitants du quartier ont décidé de construire tout un système de canalisation plus ou moins souterrain, passant par les rues principales du district. N’étant pas connecté à la structure globale de la ville, les eaux sont rejetées dans un terrain vague en bas du quartier. Des eaux pestilentielles y stagnent, un véritable paradis pour la propagation de moustiques, mouches et rats, vecteurs de maladies des plus subtiles… L’absence de centre de santé au sein du district pousse les habitants à se soigner eux-mêmes, utilisant des méthodes aléatoires incertaines, et développant une prodigieuse foi en Dieu.
Vivre dans l’illégalité, survivre marginalisé. Expulsés par la guerre, trahis par la société. Reniés par les dirigeants corrompus, abandonnés par les organisations non gouvernementales. Ces habitants sont en lutte perpétuelle pour résister à une ville qui les absorbe et les anéanti. Des échos de pauvreté et misère nous parviennent, mais ce sont des voix de révolte que nous devons entendre. Il faut croire en leur en leur courage, en leur volonté, en leurs espérances. N’oublions pas que ces espaces isolés, lointains, négligés, sont les territoires d’une force populaire et communautaire dont les résonnances n’ont pas fini de se répercuter dans les noyaux révolutionnaires. Ils sont venus des campagnes du Putumayo, des plaines du Meta, des versants d’Antioquia, des plages du Chocó, ils sont venus seuls et dépossédés, ils seront bientôt la voix unie d’un soulèvement global...
Ce texte est dédié à tous les peuples oubliés des cités,
Ce texte est dédié aux millions de déplacés du conflit colombien,
Ce texte est dédié aux habitants de la communauté d’Alto de Florida…
Bogotá, vendredi 14 mai 2010, 13h…
[1] Vous pouvez, lorsque vous êtes à court de crédit téléphonique, passer vos appels directement dans la rue par le biais de personnes qui vous louent leur téléphone. Ces personnes hurlent « Llamadas ! » (Appel !), et ont souvent dans les mains des pancartes où il est inscrit : « minutos, 200 » (200 pesos la minute, environ 10cts),
[2] Mendiants
[3] Recensement de 2009 du DANE (Département Administratif National de Statistiques), officieusement la ville avoisine plutôt les 700.000 – 750.000 habitants.
[4] Entre Bogotá et Soacha, 666 590 déplacés, 17% du total colombien (environ 4 millions), avec un afflux quotidien de sept personnes.
[5] Présence d’un sol argileux très mobile
[6] Département du sud du pays, frontière avec l’Equateur
[7] Autodéfenses Unies de Colombie, groupe paramilitaire d’extrême-droite
[8] Abrégé de paramilitaire
[9] Difficilement traduisible : agents immobilier fallacieux
[10] Un terrain à Alto de Florida coûte entre 1,5 million et 5 millions de pesos (entre 600 et 2000€)
[11] 40€
[12] Un Toit Pour Mon Pays, Service d’Aide Jésuite aux Réfugiés, Fédération pour l’Education et le Développement.
[13] Ce texte est un recueil de témoignages d’habitants d’Alto de Florida. J’ai reconstitué une histoire plus ou moins fictive en intégrant des commentaires multiples. Certains évènements ne m’ont pas été contés directement, ce sont des histoires entendues par d’autres habitants à propos de leur famille, voisins, ou amis.
[14] Pour simplifier, la régularisation territoriale est un processus qui sert à faire passer les habitations en situation illégale à une situation légale, pour les intégrer à la ville et ainsi installer les services urbains manquants (eau tout-à-l’égout, voirie, éducation, santé).
[15] Depuis le début, les propriétaires ont proposé le prix unique de $25000/m² (10€), alors que la communauté a accepté de passer de 3000 (1,20€) à 15000 pesos/m² (6€) ; une véritable fortune pour des habitants qui avaient déjà acheté leur terrain.
[16] EAAB, entreprise privée