samedi 15 mai 2010

Le cri des oubliés des cités


Lundi 3 mai 7h25, carrera 6 – calle 7 – 20 : je sors de chez moi. Le premier geste de la journée que j’effectue est machinal, simple et efficace : je pose sur mes oreilles le casque qui ne me quitte jamais. Après sommaire réflexion, j’opte pour Alive de Daft Punk. J’ouvre la porte et foule le pavé de la Candelaría alors que les voix syncopées de « Robot Rock » s’immiscent avec énergie dans mon ouïe endormie.
Une petite marche d’une dizaine de minutes me conduit à une station du TransMilenio. En 1998, la municipalité de Bogotá a entreprit de construire un système de transport public, basé sur le modèle de Curitiba (Brésil). Contrairement à la longue et pénible construction souterraine du métro, le but du TransMilenio, étant aérien, était d’organiser rapidement le chaos urbain, réduire le temps de trajet entre différentes zones de la ville et désenclaver certains espaces pour les intégrer économiquement et socialement à la métropole. Ce système, qui s’apparente au métro, s’articule le long des avenues, où des couloirs centraux ont été créés pour permettre à des bus de desservir les différents arrêts. Les stations se situent au milieu des boulevards, on l’y accède par tout un système de ponts qui s’élèvent au dessus des voies. La fréquentation quotidienne du TransMilenio peut atteindre 1,4 millions de passagers. L’étroite largeur des stations et le nombre excessif de sièges dans les bus, transforme le TransMilenio pendant les heures de pointe en une véritable fourmilière inextricable d’individus, assez calmes vu le branle-bas, mais toutefois désespérés de rejoindre leur destination.
Station Ricaurte, plein centre de Bogotá. Je descends pour un changement ; les décibels continuent d’émettre à plein régime alors que je m’engouffre dans le tunnel qui mène à l’autre rame. Le flux de personnes me fascine ; la plus grande concentration de bipèdes en transit de Bogotá, 150 personnes/min, une fabuleuse mosaïque sociale et culturelle où se croisent dans l’anonymat ces citoyens venus les quatre points cardinaux de la ville.

Je repars, direction plein sud. Un changement visible et palpable s’est opéré. La structure des édifices, plus informels et moins esthétiques, l’organisation du cadastre, moins régulier et plus chaotique. La concentration accrue de boutiques informels, de commerces ambulants, de bazars de récup’, de restaurants ouvriers, de marchands de minutos[1] ; cette présence intensifiée d’indigentes[2], ces vagabonds des rues qui portent sur leur visage les stigmates de la violence, la peau creusée par le froid et la faim, nous rappelle que la ville est un spécimen parfait de la ségrégation socio-spatiale. Un extrême Nord atrocement riche, un extrême Sud divinement pauvre, et un noyau central qui brasse dans le désordre les classes moyennes. Comme si ces inégalités n’étaient pas suffisantes, l’Etat colombien a décidé en 1994 de classifier la population en différentes couches selon leur revenu (de niveau 1, classe pauvre, à niveau 6, classe riche), pour que les foyers modestes payent moins de charges et d’impôts. Evidemment, cela s’est transformé en une remarquable discrimination sociale, en complète opposition avec le principe de mixité. En gros, le système a rappelé aux colombiens que tout sépare un ouvrier de niveau 1 à un banquier de niveau 6 : leur lieu de résidence, leurs sorties, leur entourage, leur couleur de peau, leur éducation et l’estime que la société leur offre.
Sud de Bogotá. Si on additionne la population de tous les quartiers méridionaux (Bosa, Ciudad Bolivar, Tunjuelito, Rafael Uribe Uribe, Usme, Sumapaz et Soacha), on arrive à un surprenant total de 3,7 millions d’habitants ! Des communautés entières d’envahisseurs, une union de milliers de squatteurs, un front démentiel de déshérités de la guerre, se sont fusionnés pour former une ceinture continue de misère ; un véritable méga-taudis homogène qui polarise toutes les vertus qu’un bidonville digne de ce nom puisse exhiber : pauvreté, indigence, violence intrafamiliale, gang, trafic de drogue, trafic sexuel, mafia paramilitaire, sicarios… Hum, une attraction des plus redoutables n’est ce pas ? Soacha, municipalité indépendante directement imbriquée et inséparable de ce méga-taudis, se situe au Sud-ouest de Bogotá. Elle est devenue mon terrain d’étude et un mystère des plus complexes qu’il m’a fallu résoudre.

Je descends du TransMilenio, et grimpe dans un bus direction le cœur de cette municipalité. Du fait de sa situation géographique centrale sur le territoire national, de son attraction économique (présence d’une importante zone industrielle) et de sa proximité avec la capitale, Soacha a connu une expansion démographique impressionnante (entre 1985 et 2005 elle atteignit un taux de croissance de 351%). Elle concentre aujourd’hui environ 600.000 habitants[3], dont environ 50 000 déplacés de la guerre[4] qui ont cherché une certaine sécurité que l’on trouve dans les centres urbains. Me voici dans le centre, en plein sur l’axe principal qui fragmente la ville en 6 communes. J’aperçois au loin, perchée sur une colline, le quartier Alto de Florida, qui appartient à la commune 6. C’est là que je me rends, à pied.
Je crois qu’il est très difficile d’imaginer la misère physique dans laquelle des êtres humains peuvent vivre ; on se représente souvent ces bidonvilles, constellés de baraques instables faites de tôle et d’aggloméré, suspendues à des versants accidentés, où ruissèlent dans des rues de terre des eaux verdâtres et pestilentielles. On s’imagine des familles décomposées dans la violence et reconstituées dans la brutalité ; on s’imagine des enfants fuyant l’école trouvant refuge dans la fraternité du gang et la facilité de la drogue ; on s’imagine des mafias nettoyant les quartiers des opposants et des « indésirables », instaurant un contrôle totalitaire sur l’économie et la justice…
La première fois que je suis rentré dans le district d’Alto de Florida, j’ai reçu un choc brutal, physique. Ces maisonnettes précaires qui s’agrippent désespérément à une colline instable[5], concentrent une population hétéroclite séduite par l’espérance de posséder un jour un toit. Venus des quatre coins du pays, ces habitants ont fui une guerre qui dépossède, terrorise et humilie. Georgina me raconte : « mon village [du Nariño[6]] est contrôlé par les FARC. Une bombe qu’ils avaient posée dans un hôpital a tué ma fille de 10 ans… Ils s’en sont ensuite pris à mon fils de 15 ans, ils voulaient le tuer parce qu’il faisait des petits boulots pour la police locale. J’ai été obligée de fuir, laissant tout derrière moi, ma ferme, ma famille, mes amis, mes repères… J’ai traversé le pays entier et je suis arrivé ici il y a un an avec mes deux fils. Grâce à l’aide des voisins j’ai pu construire une maison avec des planches trouvées ou achetées. » Ana María est, elle, arrivée il y a 7 ans, avec toute sa famille : « le frère de mon mari a été tué par l’AUC[7], il était syndicaliste. Les paracos[8] nous ont donné une journée pour partir, ils ont dit qu’ils bruleraient notre ferme et ferraient de nos filles des femmes si on refusait. Nous avons fui, terrorisés. On nous avait dit qu’à Alto de Florida, il n’y avait pas de groupes armés, nous nous sommes donc installés ici. » Il faut savoir que, grâce à la diffusion de l’information par le biais de la radio et de la télé, les individus ont pu prendre conscience de l’existence de tels quartiers, épargnés de la guerre et bénéficiant de terrains à bas prix.

La guerre déplace, créé des flux, transporte la misère, la violence et les reproduit dans les nouveaux foyers de peuplement. Je me suis posé cette question : comment une ville se construit-elle avec de telles cicatrices ? Quel sont donc les composants de ce processus d’urbanité ? Des habitants qui ont tout perdu, qui doivent recommencer à zéro, qui ont peur que des paramilitaires ou des guérilleros les retrouvent et les massacrent, sont fragiles, vulnérables. Et évidemment, des individus perfides et sans scrupules en profitent. On les appelle des urbanizadores piratas[9]: ils sont souriant, confiants et bien habillés ; ils appartiennent à l’assemblée communale, aux mafias, ou à des groupes obscurs de la société ; ils s’accaparent, maquillent et vendent illégalement l’espérance de tous : le terrain.
Lorsque vous arrivez dans une mégapole de 10 millions d’habitants, vous ne connaissez personne, vous êtes perdu et angoissé ; alors vous faites confiance à un homme en costard qui se dit propriétaire d’un terrain. Vous l’achetez. Des fois pour quelques miettes de pain, souvent pour une fortune[10]. On vous donne un titre de propriété et vous construisez votre maison. Votre rêve se réalise. Vous trouvez un travail, vos enfants vont à l’école, vous achetez une table, un lit, un frigo, parfois même une télé. Votre situation se stabilise. Vous vous sentez intégré. La ville n’est plus ce monstre qui affaiblit, épouvante, dévore… Les années passent : un an, deux ans puis trois, cinq, dix… Un jour, deux, trois hommes frappent à votre porte. Ils vous disent que le terrain sur lequel vous vous trouvez est le leur. Vous leur montrez votre titre de propriété, mais ils s’énervent et rentrent brutalement chez vous. Ils vous réclament 100 000 pesos[11], et vous menacent avec des armes. Le souvenir des pistolets et machettes des paracos ou des guérillas vous terrifie. Tout tremblant, vous fouillez votre portefeuille et sortez la somme exigée. Les hommes partent et certifient qu’ils reviendront le mois suivant. Le cauchemar recommence. En effet, ils reviennent, et demandent chaque fois plus. Vous allez chercher de l’aide chez les leaders de la communauté. Ces derniers se renseignent sur votre titre de propriété, et vous affirment que c’est un faux. Que l’on ne connait pas le véritable propriétaire. L’homme en costard qui vous l’a vendu s’est évaporé, après s’être débarrassé d’une dizaine de terrains comme le vôtre. Les hommes armés ne vous lâchent pas. Vous ne pouvez plus payer la somme demandée, alors ils emportent votre table, votre lit, votre frigo, votre télé. Et puis ils reviennent, et comme vous n’avez plus rien, ils vous disent que pour cette fois votre femme peut faire l’affaire. Pétrifié, vous dites que vous ne comprenez pas. L’homme vous frappe et hurle qu’il exige une demi-heure avec votre femme dans la chambre. Votre femme, courageuse, accepte. Vous priez un Dieu qui vous a déjà oublié depuis longtemps, et bouchez les oreilles de vos enfants horrifiés, alors que des lamentations affreuses vous parviennent. Les hommes repartent, en riant… Des semaines passent, et les hommes ne reviennent pas. Et ce sont les leaders de la communauté qui viennent vous visiter. Ils vous disent que les véritables propriétaires réclament que leur soient rendu leur terrain. Cette fois-ci vous ne pouvez y croire. Mais, ce sont bien eux. Ils s’appellent Juan Noguera Caucalí et ses frères. Ils menacent de vous expulser. Cent dix personnes se trouvent dans cette situation. Des ONG viennent vous voir, elles s’appellent Techo Para mi País, Servicio Jesuita a los Refugiados, Fedes[12], et même l’ONU ; elles disent qu’elles vous soutiendront. Merci, mais il fallait peut-être venir avant. Vous êtes tout de même rassuré, vous avez affaire aux vrais propriétaires. Les hommes armés ne reviendront plus vous menacer, voler vos biens, violer votre femme… Vous avez fui les sommations des guérillas et des paramilitaires, vous avez combattu la violence de la mégapole, vous avez survécu à la pression de la mafia, trouverez-vous la force de résister à nouveau ?... [13]

En septembre 2009, les véritables propriétaires, Juan Noguera Caucalí et ses frères, ont en effet réclamé une partie des terrains d’Alto de Florida, terrains qu’ils possédaient par héritage. Ce domaine n’a absolument aucune valeur économique : les terres sont incultivables et particulièrement instables géologiquement, donc interdites à l’établissement humain. Mais en Colombie, comme dans tout pays corrompu qui se respecte, certains dessous de table et poignées de main entre propriétaires et municipalité, suffisent à modifier les normes de sécurité qui régulent l’établissement de population dans des zones à haut risque. Lorsque les propriétaires ont su que des individus habitaient illégalement leurs terrains, ils ont, et avec l’aide de la mairie, instauré un prix plancher démentiel. Donc, un processus de régularisation territoriale[14] des domaines 6 et 6A du second secteur d’Alto de Florida, a été amorcé entre les propriétaires et les représentants de la communauté. La mairie, certaines ONG et quelques organismes de l’ONU servent d’intermédiaires et de modérateurs dans la négociation, et proposent des alternatives. J’ai participé plusieurs fois à ces réunions. J’ai été frappé par la violence des échanges, entre des propriétaires agressifs, indifférents aux difficultés des habitants, et les représentants de la communauté, patients et attentifs à l’avidité de leurs adversaires. Six mois ont passé depuis la première réunion. Pas d’évolution. Les propriétaires ont décidé le mois dernier de geler les négociations, le prix du mètre carré que propose la communauté leur semble être une farce[15].
Il est très important de comprendre les implications qu’englobe ce processus. Alto de Florida, du fait de son illégalité, est un quartier qui ne comporte, à part l’électricité, aucun service urbain : école, centre de santé, eau potable et tout-à-l’égout. Le mécanisme de régularisation entrainerait son intégration globale au système ville.
Selon plusieurs entretiens réalisés auprès des habitants, le manque d’eau est un véritable désastre. Comme il est impossible de vivre sans cette ressource, les habitants ont fait appel à l’Empresa de Acuaducto y Agua de Bogotá[16] pour approvisionner le quartier en eau. Un camion citerne vient chaque semaine. En moyenne, une famille de quatre personnes a besoin, pour la cuisine, la vaisselle, la douche, le nettoyage de la maison et des habits, de 3 à 4 bidons de 100 litres par semaine. Le prix du bidon est fixe : 2000 pesos (0,8€) ; c'est-à-dire que l’eau qu’achète les habitants d’Alto de Florida coûte plus chère que celle qu’achète ceux du Nord luxueux de Bogotá. La raison est simple : acheminer le liquide vital par camion citerne de Bogotá jusqu’à Alto de Florida a un coût, et les habitants le payent.
Le rejet des eaux usées est aussi un problème qu’il est nécessaire de résoudre : les habitants du quartier ont décidé de construire tout un système de canalisation plus ou moins souterrain, passant par les rues principales du district. N’étant pas connecté à la structure globale de la ville, les eaux sont rejetées dans un terrain vague en bas du quartier. Des eaux pestilentielles y stagnent, un véritable paradis pour la propagation de moustiques, mouches et rats, vecteurs de maladies des plus subtiles… L’absence de centre de santé au sein du district pousse les habitants à se soigner eux-mêmes, utilisant des méthodes aléatoires incertaines, et développant une prodigieuse foi en Dieu.

Vivre dans l’illégalité, survivre marginalisé. Expulsés par la guerre, trahis par la société. Reniés par les dirigeants corrompus, abandonnés par les organisations non gouvernementales. Ces habitants sont en lutte perpétuelle pour résister à une ville qui les absorbe et les anéanti. Des échos de pauvreté et misère nous parviennent, mais ce sont des voix de révolte que nous devons entendre. Il faut croire en leur en leur courage, en leur volonté, en leurs espérances. N’oublions pas que ces espaces isolés, lointains, négligés, sont les territoires d’une force populaire et communautaire dont les résonnances n’ont pas fini de se répercuter dans les noyaux révolutionnaires. Ils sont venus des campagnes du Putumayo, des plaines du Meta, des versants d’Antioquia, des plages du Chocó, ils sont venus seuls et dépossédés, ils seront bientôt la voix unie d’un soulèvement global...
Ce texte est dédié à tous les peuples oubliés des cités,
Ce texte est dédié aux millions de déplacés du conflit colombien,
Ce texte est dédié aux habitants de la communauté d’Alto de Florida…

            Bogotá, vendredi 14 mai 2010, 13h…



[1] Vous pouvez, lorsque vous êtes à court de crédit téléphonique, passer vos appels directement dans la rue par le biais de personnes qui vous louent leur téléphone. Ces personnes hurlent « Llamadas ! » (Appel !), et ont souvent dans les mains des pancartes où il est inscrit : « minutos, 200 » (200 pesos la minute, environ 10cts),
[2] Mendiants
[3] Recensement de 2009 du DANE (Département Administratif National de Statistiques), officieusement la ville avoisine plutôt les 700.000 – 750.000 habitants.
[4] Entre Bogotá et Soacha, 666 590 déplacés, 17% du total colombien (environ 4 millions), avec un afflux quotidien de sept personnes.
[5] Présence d’un sol argileux très mobile
[6] Département du sud du pays, frontière avec l’Equateur
[7] Autodéfenses Unies de Colombie, groupe paramilitaire d’extrême-droite
[8] Abrégé de paramilitaire
[9] Difficilement traduisible : agents immobilier fallacieux
[10] Un terrain à Alto de Florida coûte entre 1,5 million et 5 millions de pesos (entre 600 et 2000€)
[11] 40€
[12] Un Toit Pour Mon Pays, Service d’Aide Jésuite aux Réfugiés, Fédération pour l’Education et le Développement.
[13] Ce texte est un recueil de témoignages d’habitants d’Alto de Florida. J’ai reconstitué une histoire plus ou moins fictive en intégrant des commentaires multiples. Certains évènements ne m’ont pas été contés directement, ce sont des histoires entendues par d’autres habitants à propos de leur famille, voisins, ou amis.
[14] Pour simplifier, la régularisation territoriale est un processus qui sert à faire passer les habitations en situation illégale à une situation légale, pour les intégrer à la ville et ainsi installer les services urbains manquants (eau tout-à-l’égout, voirie, éducation, santé).
[15] Depuis le début, les propriétaires ont proposé le prix unique de $25000/m² (10€), alors que la communauté a accepté de passer de 3000 (1,20€) à 15000 pesos/m² (6€) ; une véritable fortune pour des habitants qui avaient déjà acheté leur terrain.
[16] EAAB, entreprise privée

jeudi 1 avril 2010

Lorsque je vous dis Bogotá...


Je suppose que plusieurs images vous viennent à l’esprit : vous imaginez une mégapole immense, tentaculaire, où se côtoient gratte-ciels, véritables sièges du monde financier, et baraques précaires, authentiques bastions d’indigence ; vous imaginez une circulation vive et brutale, diffuse et ténébreuse, où se rasent de nombreux bus, motos et taxis dans une cacophonie d’injures et de klaxons ; vous imaginez une ville pauvre, où de nombreux enfants orphelins en arpentent les rues sombres, comme ces gamins de Bogotá que Jacques Meunier esquisse avec une plume poétique ; vous imaginez des soldats et des sicarios[1], des dealers et des toxicomanes, des flics véreux et des paramilitaires reconvertis dans la mafia… Ne soyez pas déçu, Bogotá est l’archétype de la vision que l’on a d’elle ! Bienvenus dans l’enfer citadin, cette mégapole du nouveau millénaire reconvertie en rive du Styx contemporaine…
Lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans Bogotá, le 23 février aux alentours de 10h, j’ai été frappé par deux choses : l’ampleur de la ville et la violence qui en émane. Une étendue de ville sans limites, débordante de tension et d’électricité, comme ces avenues rugissantes qui se perdent dans la densité ; une agressivité urbaine palpable et oppressante, comme ces nombreux regards suspicieux qui vous guettent à chaque coin de rue ; une cité terrible qui vole vos empreintes et vos repères, comme un fantôme volerait votre âme d’un simple coup d’œil assassin…
Centre-ville : je prends mon courage à deux mains, et envisage de déambuler en direction du Nord. Je suis étonné par le modernisme architectural dont émane glorieusement des bâtiments. Des grattes ciels rappellent aux flâneurs que la mondialisation est un processus largement établit dans la capitale colombienne, et que celle-ci n’a pas fini de s’imposer comme unique modèle socio-économique. Du haut de ses huit millions d’habitants[2], Bogotá prône progrès et libéralisation comme maître mot ; pas question de ressembler à une petite métropole du Tiers Monde, mais comme une mégapole internationale, étincelante et radieuse, en réelle compétition avec ses voisines latino-américaines et ses semblables étatsuniennes et européennes. En désaccord plutôt comique avec cet ultra modernisme, les bâtisses coloniales et les petites ruelles de la Candelaría[3], aux couleurs des plus saisissantes, évoquent un passé glorieux ibérique.
Quelques cuadras[4] plus loin, Bogotá traine derrière elle tout un assortiment de pauvreté et de misère qu’il est parfois difficile de cacher : des cabanes, des squats et des taudis prospèrent à l’ombre des édifices contemporains, renfermant une détresse sociale que les pouvoirs publics tentent de taire à l’aide de contrats fonciers titanesques. Une gangrène urbaine de la part de la municipalité, une véritable révolution artistique engagée de la part de ses habitants : des tags extraordinaires parcourent les murs, évoquant cette époque cruelle de la « violencia »[5], ou le conflit armé dont sont victimes plus ou moins directement tous les colombiens, ou encore cette parapolitique qui souille le gouvernement mis en place…
Longeant la ville, se dresse majestueusement le Montserrat, une chaine de montagnes culminant à 3500 mètres ; il offre aux habitants un semblant de calme et de sérénité, un véritable paradoxe avec la fourmilière métropolitaine qui grouille à ses pieds.
Carrera 7 – calle 26 ; en plus d’être une ville chaotique, Bogotá possède un cadastre des plus ambigu lorsque vous êtes habitués à la topographie urbaine européenne ; je m’explique. Une adresse commence toujours par la carrera, avenue axée Nord – Sud qui s’étend d’est en ouest ; elle est ensuite suivie de la calle, rue perpendiculaire à l’avenue, orientée Est – Ouest. Carrera 7 – calle 26 veut dire : septième avenue en partant de l’est qui se croise avec la vingt-sixième rue en partant du Sud, vous me suivez ? Non. Aucune importance ; les Bogotanos[6] trouvent ce plan urbain des plus remarquables et en sont particulièrement fiers.
Niveau faune, Bogotá est particulièrement éclectique : des visages singuliers et hétéroclites illustrent le multiculturalisme dont se glorifie cette capitale. Des cols blancs bruyants à la peau claire, des afro-colombiens discrets à l’épiderme tailladé par le labeur, des jeunes étudiants vêtus de fringues issues de la dernière mode, des indiens déplacés au costume sanglant issu de la guerre… De nombreux portraits qui se croisent dans l’anonymat, égarés dans l’infini, des réseaux ininterrompus qui naviguent dans cette toile métropolitaine…fascinant !
Question environnementale, Bogotá est très loin d’appartenir au label « ville durable » dont raffolent les municipalités européennes ; en effet, la pollution atmosphérique générée par un trafic dense et pondéreux, les contaminations industrielles ou les décharges à ciel ouvert périphériques, pourraient offrir à cette cité une mise en quarantaine immédiate et sans condition.
Et pour couronner le tout, je vous invite à découvrir tout un joyeux palmarès de délits de tout genre commis à Bogotá en 2006[7] : 383 179 vols et cambriolages, 18 163 cas de corruption, 13 604 cas de violences intrafamiliales, 2 140 agressions sexuelles, et de 1 351 le coquet nombre de meurtre ! Et oui, lorsqu’il y a misère, c’est convoitise qui rime avec indigence, une équation parfaite dont se passionneraient les plus sombres des auteurs de policiers…
Trèves d’hypocrisie et de stéréotypes, il faut relativiser : des Bogotanos vivent à Bogotá, s’y sentent bien, des étrangers visitent Bogotá, s’y sentent bien, des français habitent Bogotá, et s’y sentent bien ! Mon but était bien de vous effrayer, de vous terroriser à l’idée de me savoir perdu dans cette métropole… Et bien, depuis exactement 14 jours que je suis en Colombie, il ne m’est rien arrivé : pas une seule agression, pas un seul regard soupçonneux, pas de tentatives de corruption, pas de vol, pas d’enrôlement forcé dans aucun des groupes armés… Depuis que je suis arrivé, ce sont des sourires, des tapes dans le dos, des plaisanteries, des questions pertinentes, des aides ponctuelles… Bogotá est bien loin de l’idée que l’on a d’elle ; cette ville vie, bouge, se transforme, crée et expérimente, engendre de la culture et produit de l’innovation, un perpétuel mouvement qui la guide vers  ; elle est violente parce que ses habitants sont proactifs et acharnés dans leur lute pour la survie et/ou la réussite ; elle est hostile parce qu’elle se situe en plein milieu d’un conflit armé qui ronge le pays depuis près de 60 ans ; elle est tout simplement fabuleuse parce qu’elle offre énigmes et mystères dans chacun de ses interstices les plus mystiques ; l’art, la littérature, l’histoire, et surtout la musique qui jaillissent chaque jour du cœur des Bogotanos, sont une explosion de saveurs culturelle dont je déguste la succulence…
Un paradis terrestre ? Je n’irai pas jusque là ; mais un Eldorado fleurissant et prospère, fugace et ondoyant, un trésor  pour la recherche et l’investigation…pourquoi pas ?!
La craignez-vous toujours ?


[1] Tueurs à gage
[2] Recensement de 2010
[3] Quartier colonial
[4] Pâté de maison
[5] Le 9 avril 1948, après l’assassinat du libéral Jorge Eliecer Gaitan, une série de massacre de la part des sympathisants conservateurs se répandit sur le pays pour mettre fin aux insurrections populaires, cette période est appelée la violencia.
[6] Gentilé, peut se traduire par « bogotan »
[7] Statistiques du gouvernement de décembre 2005 à novembre 2006