Confession d’un village fantôme
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Plus de 10
ans après le déplacement de ses trois mille habitants par un groupe paramilitaire,
le village de Las Palmas sort peu à peu du silence. Victime de son isolement et
de la fertilité de ses terres, ce hameau en plein cœur des Montes de María, a
subi de plein fouet le conflit armé colombien. Retour sur deux décennies de
violence, de groupes armés et de corruption dans cette région montagneuse de la
côte caraïbe.
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Carte de la Colombie (au nord: Las Palmas) |
De San Jacinto a Las Palmas
La jeep fonce dans la nuit. Le chemin sur lequel elle
s’élance est exigu et coiffé d’une végétation dense. Pachito s’agrippe au
volant et grogne à chaque nid de poule ; sa jeep est vaillante mais les
suspensions fatiguent. Derrière elle, se dissipent les lueurs de San Jacinto,
bourgade du département du Bolívar. Le véhicule continue son ascension dans les
montagnes silencieuses.
Malgré les violentes secousses, l’ambiance est joviale dans
l’habitacle. Les quinze passagers, agrippés comme ils le peuvent, rejoignent
leur village d’origine, Las Palmas. Certains n’y sont pas retournés depuis des
années ; d’autres ne l’ont jamais vu, comme Vanessa qui y est pourtant née
il y a 16 ans.
Après une petite heure d’obstacles et de soubresauts,
Pachito annonce fièrement la fin de l’aventure. A l’entrée du village, comme
sorties de l’imaginaire de Gabriel García Márquez, apparaissent de petites maisons
discrètes et colorées. Quelques animaux domestiques somnolent le long des rues
endormies. La jeep pénètre lentement dans le hameau silencieux.
Et soudain, elle débouche sur une petite place en pleine
effervescence. Une centaine de personnes dansent autour d’un groupe de
musiciens armés de cuivres et de percussions. Le véhicule essoufflé est d’un
coup acclamé joyeusement. Les passagers mettent pied à terre et se jettent dans
les bras qui leur sont ouverts. En signe de bienvenue, on leur tend des verres
de rhum. Après avoir vidé le chargement, composé essentiellement de liquides,
Pachito se remet au volant et s’exclame : “priez Dieu que je puisse revenir, personne ne viendra vous chercher
ici !” La jeep tousse et repart dans la nuit.
Les Montes de María, au cœur de la guerre
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Les Montes de María http://www.panoramio.com/photo/54728984 |
Le village de Las Palmas est perdu dans la région des Montes
de María, sur la côte caraïbe colombienne. Une région constituée de montagnes
sauvages et verdoyantes. Seules les parcelles d’élevage ultra-extensif
rappellent que l’homme domine ces reliefs lointains. Et c’est justement cette
anthropisation reculée qui a été pour Las Palmas la source de plus de vingt ans
de violence.
Dès le début des années 1980, les guérillas se sont
implantées dans cet espace stratégique. Pour leur bénéfice personnel et leur
ravitaillement, elles attaquaient régulièrement les haciendas d’élevage et les
grands domaines agricoles. Contre ces actions d’extorsion, les propriétaires
terriens ont favorisé la création de milices privées. Les secteurs politiques
locaux, influençables, ont donné leur feu vert ; l’armée, embourbée dans
son combat contre la guérilla, a apporté son soutien logistique et matériel.
Au début des années 1990, les milices privées ont engendré
une structure armée d’extrême-droite de plus grande envergure, les
paramilitaires. Très liés aux propriétaires terriens, ces groupes armés ont
contribué à l’expansion et la protection des exploitations agricoles. Cette
stratégie a été tolérée par les autorités puisqu’elle s’inscrivait dans la
lutte contre les guérillas. Mais en réalité, cette stratégie a directement
touché les populations civiles.
“On a tous réalisé
trop tard qu’il fallait partir d’ici,” regrette Ricardo, le plus jeune
représentant de la communauté. “Tu te dis
que la violence n’arrivera jamais jusqu’à ta porte. Mais un jour, tu vois des
treillis, des mitraillettes et des passe-montagnes. Et finalement c’est la
descente aux enfers…”
L’ère paramilitaire
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Les joueurs de dominos |
Dès les premières lueurs de l’aube, une chaleur moite
enveloppe le village. Lucho, fraichement arrivé de Bogotá, savoure ce climat
tropical : “il fait bon ici et quel
calme !” Les arômes riches et subtils des sancocho[1] s’échappent de
l’arrière-cour des maisons. Sur la place, quatre hommes jouent aux dominos.
Pour se maintenir éveillés, ils écrasent les pièces avec brutalité et
glorifient grossièrement les joies du hasard. Une bouteille de rhum passe de
main en main.
Les frères Caro Barreto
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Arturo |
Arturo, un vieil homme aux puissantes mains, mâche un cigare
et observe les joueurs de dominos. Il désigne la maison qui leur fait de
l’ombre. “Un matin de 1996, on a retrouvé
cette maison peinte sur laquelle était inscrit : « mort aux
guérilleros », « mort aux balances », et sur celle-ci :
« cassez-vous sales bâtards »”, détaille-t-il amèrement ; “plus loin on a vu trois lettres marquées en
rouge : « AUC[2]».
Les initiales des paramilitaires.”
Ce même matin, Segundo Caro Barreto et son frère Alvaro
disparurent. Trois jours plus tard, des paysans trouvèrent le corps de Segundo
dans la montagne. L’un d’eux se souvient de cette découverte macabre : “on lui avait arraché le cuir chevelu, on lui
avait coupé les doigts et on l’avait brulé avec de l’acide. Díos mío, ils
l’ont tué en le torturant…” Alvaro, quant à lui, n’est jamais réapparu. Les
paramilitaires du Bloque Héroes de los
Montes de María[3] marquèrent ainsi au
fer rouge leur présence au village de Las Palmas.
[2] Autodefensas Unidas de Colombia : groupe paramilitaire principal créé par Carlos Castaño en 1996, démobilisé en 2006.
[3] Une des divisions des AUC du nord du pays.
L’exécution des « crapauds »
“Un jour, les paramilitaires
sont venus au village et nous ont tous rassemblé sur la place”, confesse
Lucho, le regard perdu dans la clarté du matin ; “Ils avaient une liste dans les mains avec le nom de tous les sapos[4] qu’ils allaient exécuter.” Roberto, assis à proximité, ajoute après avoir vidé son
verre de rhum : “un paraco[5] au visage caché a hurlé le nom de mon père, Alberto Castillo. Alors que ma mère
le retenait, il s’est courageusement avancé.” Il indique la table autour de
laquelle vocifèrent les joueurs de dominos. “Et juste là, le même paraco l’a mis à genou et lui a tiré une balle
dans la tête. Devant tout le monde, devant ma famille…sans expliquer pourquoi.”
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Javier |
Le 8 février 1997, ils abattirent le gardien de vaches
Argemino « Pajarito »[6] Medina devant sa femme et ses trois enfants. Javier, l’ainé qui a aujourd’hui
26 ans, n’a jamais oublié cette scène : “lorsque
ce paraco a tué mon papa, j’ai ressenti quelque chose d’horrible… Je lui ai
lancé une pierre et lui ai hurlé : « pourquoi tu l’as tué sale fils
de pute ?!! » Il s’est jeté sur moi et a pointé son flingue sur mon
front. Un autre para s’est précipité et lui a dit : « t’es
complètement baisé, ne bute pas le gosse ! » De rage il m’a
violemment balancé par terre, et il s’est tiré en m’insultant…des années après,
je ne sais toujours pas pourquoi ils l’ont tué”.
Quatre autres palmeros
furent exécutés de la même manière.
[4] Crapaud en espagnol : collaborateur de la guérilla.
[5] Terme péjoratif espagnol pour désigner les paramilitaires.
[6] Petit oiseau.
Trois ans de terreur
Pendant trois ans, les paramilitaires instaurèrent à Las
Palmas un mécanisme de terreur. La liste des présumés sapos provoquait une angoisse constante car l’accusation de
complicité avec la guérilla n’était fondée sur aucune preuve réelle. Tous
étaient donc coupables. Tous étaient donc condamnables. Tous se méfiaient les
uns des autres…diviser pour mieux régner. Un dispositif de contrôle sur le
quotidien était également établi : couvre-feu après 18h, obligation de
participer aux rassemblements organisés par les paramilitaires, musique
interdite, vols, humiliations, menaces.
Peu à peu, les habitants partaient se réfugier dans l’anonymat
des métropoles, laissant tout derrière eux. Persistaient les plus intrépides et
ceux qui n’avaient nulle part où aller.
Le déplacement
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Les danseurs |
Lorsque la nuit tombe sur Las Palmas, les grillons amorcent
une symphonie harmonieuse et cadencée. Mais ce soir, le registre musical est
bien distinct. Une douzaine de musiciens interprètent des classiques de porro[7] sur la petite place du village. Des
ampoules, alimentées par un groupe électrogène ronronnant, éclairent d’une
lueur tamisée les silhouettes agiles des danseurs. Le rythme festif qui s’échappe
des cuivres part se perdre dans les allées désertes du village.
[7] Sous genre de la Cumbia, le porro est une musique festive de la côte Caraïbe colombienne, composée d’une section cuivre et une section percussion.
L’ultimatum
Le 27 septembre 1999, des coups de feu résonnèrent dans les
rues de Las Palmas. Des voix menaçantes aboyèrent aux habitants l’ordre de
sortir et de se rassembler immédiatement. Sur la place, un paramilitaire armé
d’un mégaphone exigea des palmeros l’abandon définitif du village avant la nuit
tombée, sous peine de mort. Et comme pour symboliser cet ultimatum, les hommes
en treillis brulèrent les deux voitures, saccagèrent les maisons, menacèrent
les enfants et tuèrent quatre personnes.
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La place du village |
Ricardo conserve un souvenir limpide de ce drame : “trois jeunes ont été accusé de complicité
avec la guérilla. Tomas Bustillo, Rafael Sierra et Celestino
Avila. La mère de Celestino, Emma, a supplié le commandant de ne pas le tuer,
elle a dit que la guérilla avait tué le père, en 1993. Le commandant a dit
à ses hommes : « butez cette salope ». Un paraco armé d’une M-60, une grosse mitraillette, la projeta contre
un mur et lui tira une balle derrière la nuque…putain, toute sa tête a
explosé…” Les trois jeunes furent ensuite abattus. Les seules preuves de
complicité avec la guérilla furent une blessure à l’avant bras pour Rafael, et
la photo de Tómas et Celestino souriants, impeccables dans l’uniforme kaki de
l’armée colombienne. Les trois avaient tout juste 18 ans.
Loin de Las Palmas
Sous l’œil vigilant de los Héroes de los Montes de María, plus de 750 habitants partirent à
pied à San Jacinto. Une trentaine de kilomètres à travers les montagnes. “Il y avait des femmes enceintes, des enfants
en bas-âge, des personnes âgées…c’était un cauchemar,” se souvient
péniblement Arturo ; “moi, je n’étais
jamais parti du village !”.
Lorsqu’ils arrivèrent à la ville, les gens les rejetèrent.
La peur qu’un simple contact avec des victimes ne les infecte du virus de la
guerre. Les palmeros se dispersèrent
dans toute la Colombie et reformèrent de petites communautés dans les quartiers
des grandes villes comme Barranquilla ou Bogotá. “Beaucoup d’anciens se sont laissés mourir, désespérés de vivre dans une
ville,” se désole Ricardo.
Parapolitique
L’objectif des paramilitaires était très simple :
expulser les paysans pour que les grands propriétaires terriens puissent
s’approprier leurs terres à des prix dérisoires. Ils instauraient tout d’abord
un climat de terreur constant pour forcer le départ volontaire, puis ils vidaient
complètement les villages par le biais d’actions violentes.
Dans
les Montes de María entre 1996 et 2006, 56 villages ont été vidés, 8.000
personnes ont été assassinées et 200.000 déplacées[8].
Les groupes paramilitaires sont responsables de la quasi totalité de ces actes.
“L’ex-président Alvaro
Uribe est en grande partie responsable” martèle un palmero qui préfère
garder l’anonymat ; “son cousin,
Mario Uribe[9], est devenu député
grâce aux paramilitaires. Il a ensuite passé des accords avec des grands
propriétaires pour qu’ils puissent s’approprier les terres de Córdoba et des
Montes de María.”
Salvatore Mancuso, l’un des principaux leaders des AUC, a
reconnu lors de son arrestation en 2008 avoir reçu ces ordres de Mario Uribe.
En outre, il a reconnu de nombreuses actions contre des populations civiles
considérées comme “subversives et
complices de la guérilla”, dont le village de Las Palmas.
Sortir du silence
A partir de 2006, avec la démobilisation des groupes
paramilitaires, la situation des Montes de María se calma sensiblement. Après
plus de 20 ans de violence, de guérilla, de milices privées et de
paramilitaires, l’armée prit le contrôle et sécurisa le territoire. “Pourquoi ne pas l’avoir fait avant quand les
paracos nous massacraient ??” s’insurge Ricardo. En effet son absence
et sa passivité étonnent. Mais la corruption s’immisce également dans les plus
hautes instances de la Défense.
Les habitants de Las Palmas essaient toujours de comprendre la
raison pour laquelle dix-neuf d’entre eux ont été assassinés et plus de 3.000
déplacés. Complices de la guérilla ? Accusation qu’ils repoussent
sèchement. Propriétaires de terres fertiles ? Cela paraît plus probable. Progressivement,
ils cherchent à repeupler leur village d’origine et rassembler les palmeros disséminés
dans tout le pays. Et bien que les plaies du conflit armé soient encore sanglantes, le village de Las Palmas sort peu à peu
de son silence.
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