jeudi 1 avril 2010

Lorsque je vous dis Bogotá...


Je suppose que plusieurs images vous viennent à l’esprit : vous imaginez une mégapole immense, tentaculaire, où se côtoient gratte-ciels, véritables sièges du monde financier, et baraques précaires, authentiques bastions d’indigence ; vous imaginez une circulation vive et brutale, diffuse et ténébreuse, où se rasent de nombreux bus, motos et taxis dans une cacophonie d’injures et de klaxons ; vous imaginez une ville pauvre, où de nombreux enfants orphelins en arpentent les rues sombres, comme ces gamins de Bogotá que Jacques Meunier esquisse avec une plume poétique ; vous imaginez des soldats et des sicarios[1], des dealers et des toxicomanes, des flics véreux et des paramilitaires reconvertis dans la mafia… Ne soyez pas déçu, Bogotá est l’archétype de la vision que l’on a d’elle ! Bienvenus dans l’enfer citadin, cette mégapole du nouveau millénaire reconvertie en rive du Styx contemporaine…
Lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans Bogotá, le 23 février aux alentours de 10h, j’ai été frappé par deux choses : l’ampleur de la ville et la violence qui en émane. Une étendue de ville sans limites, débordante de tension et d’électricité, comme ces avenues rugissantes qui se perdent dans la densité ; une agressivité urbaine palpable et oppressante, comme ces nombreux regards suspicieux qui vous guettent à chaque coin de rue ; une cité terrible qui vole vos empreintes et vos repères, comme un fantôme volerait votre âme d’un simple coup d’œil assassin…
Centre-ville : je prends mon courage à deux mains, et envisage de déambuler en direction du Nord. Je suis étonné par le modernisme architectural dont émane glorieusement des bâtiments. Des grattes ciels rappellent aux flâneurs que la mondialisation est un processus largement établit dans la capitale colombienne, et que celle-ci n’a pas fini de s’imposer comme unique modèle socio-économique. Du haut de ses huit millions d’habitants[2], Bogotá prône progrès et libéralisation comme maître mot ; pas question de ressembler à une petite métropole du Tiers Monde, mais comme une mégapole internationale, étincelante et radieuse, en réelle compétition avec ses voisines latino-américaines et ses semblables étatsuniennes et européennes. En désaccord plutôt comique avec cet ultra modernisme, les bâtisses coloniales et les petites ruelles de la Candelaría[3], aux couleurs des plus saisissantes, évoquent un passé glorieux ibérique.
Quelques cuadras[4] plus loin, Bogotá traine derrière elle tout un assortiment de pauvreté et de misère qu’il est parfois difficile de cacher : des cabanes, des squats et des taudis prospèrent à l’ombre des édifices contemporains, renfermant une détresse sociale que les pouvoirs publics tentent de taire à l’aide de contrats fonciers titanesques. Une gangrène urbaine de la part de la municipalité, une véritable révolution artistique engagée de la part de ses habitants : des tags extraordinaires parcourent les murs, évoquant cette époque cruelle de la « violencia »[5], ou le conflit armé dont sont victimes plus ou moins directement tous les colombiens, ou encore cette parapolitique qui souille le gouvernement mis en place…
Longeant la ville, se dresse majestueusement le Montserrat, une chaine de montagnes culminant à 3500 mètres ; il offre aux habitants un semblant de calme et de sérénité, un véritable paradoxe avec la fourmilière métropolitaine qui grouille à ses pieds.
Carrera 7 – calle 26 ; en plus d’être une ville chaotique, Bogotá possède un cadastre des plus ambigu lorsque vous êtes habitués à la topographie urbaine européenne ; je m’explique. Une adresse commence toujours par la carrera, avenue axée Nord – Sud qui s’étend d’est en ouest ; elle est ensuite suivie de la calle, rue perpendiculaire à l’avenue, orientée Est – Ouest. Carrera 7 – calle 26 veut dire : septième avenue en partant de l’est qui se croise avec la vingt-sixième rue en partant du Sud, vous me suivez ? Non. Aucune importance ; les Bogotanos[6] trouvent ce plan urbain des plus remarquables et en sont particulièrement fiers.
Niveau faune, Bogotá est particulièrement éclectique : des visages singuliers et hétéroclites illustrent le multiculturalisme dont se glorifie cette capitale. Des cols blancs bruyants à la peau claire, des afro-colombiens discrets à l’épiderme tailladé par le labeur, des jeunes étudiants vêtus de fringues issues de la dernière mode, des indiens déplacés au costume sanglant issu de la guerre… De nombreux portraits qui se croisent dans l’anonymat, égarés dans l’infini, des réseaux ininterrompus qui naviguent dans cette toile métropolitaine…fascinant !
Question environnementale, Bogotá est très loin d’appartenir au label « ville durable » dont raffolent les municipalités européennes ; en effet, la pollution atmosphérique générée par un trafic dense et pondéreux, les contaminations industrielles ou les décharges à ciel ouvert périphériques, pourraient offrir à cette cité une mise en quarantaine immédiate et sans condition.
Et pour couronner le tout, je vous invite à découvrir tout un joyeux palmarès de délits de tout genre commis à Bogotá en 2006[7] : 383 179 vols et cambriolages, 18 163 cas de corruption, 13 604 cas de violences intrafamiliales, 2 140 agressions sexuelles, et de 1 351 le coquet nombre de meurtre ! Et oui, lorsqu’il y a misère, c’est convoitise qui rime avec indigence, une équation parfaite dont se passionneraient les plus sombres des auteurs de policiers…
Trèves d’hypocrisie et de stéréotypes, il faut relativiser : des Bogotanos vivent à Bogotá, s’y sentent bien, des étrangers visitent Bogotá, s’y sentent bien, des français habitent Bogotá, et s’y sentent bien ! Mon but était bien de vous effrayer, de vous terroriser à l’idée de me savoir perdu dans cette métropole… Et bien, depuis exactement 14 jours que je suis en Colombie, il ne m’est rien arrivé : pas une seule agression, pas un seul regard soupçonneux, pas de tentatives de corruption, pas de vol, pas d’enrôlement forcé dans aucun des groupes armés… Depuis que je suis arrivé, ce sont des sourires, des tapes dans le dos, des plaisanteries, des questions pertinentes, des aides ponctuelles… Bogotá est bien loin de l’idée que l’on a d’elle ; cette ville vie, bouge, se transforme, crée et expérimente, engendre de la culture et produit de l’innovation, un perpétuel mouvement qui la guide vers  ; elle est violente parce que ses habitants sont proactifs et acharnés dans leur lute pour la survie et/ou la réussite ; elle est hostile parce qu’elle se situe en plein milieu d’un conflit armé qui ronge le pays depuis près de 60 ans ; elle est tout simplement fabuleuse parce qu’elle offre énigmes et mystères dans chacun de ses interstices les plus mystiques ; l’art, la littérature, l’histoire, et surtout la musique qui jaillissent chaque jour du cœur des Bogotanos, sont une explosion de saveurs culturelle dont je déguste la succulence…
Un paradis terrestre ? Je n’irai pas jusque là ; mais un Eldorado fleurissant et prospère, fugace et ondoyant, un trésor  pour la recherche et l’investigation…pourquoi pas ?!
La craignez-vous toujours ?


[1] Tueurs à gage
[2] Recensement de 2010
[3] Quartier colonial
[4] Pâté de maison
[5] Le 9 avril 1948, après l’assassinat du libéral Jorge Eliecer Gaitan, une série de massacre de la part des sympathisants conservateurs se répandit sur le pays pour mettre fin aux insurrections populaires, cette période est appelée la violencia.
[6] Gentilé, peut se traduire par « bogotan »
[7] Statistiques du gouvernement de décembre 2005 à novembre 2006