Quand Santa-Lucía ressuscite Las Palmas
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La procession de Santa-Lucía |
Il y a plus
de 10 ans, le village de Las Palmas a été vidé par les paramilitaires, sous
ordre de grands propriétaires terriens. Abandonné et envahi par la végétation,
il est tombé dans l’oubli. Après la guerre, les habitants ont commencé à
revenir et redonner vie à leur hameau d’origine. Mais malgré l’appui du
gouvernement, Las Palmas peine à renaître.
Rencontre
avec les palmeros le jour de leur fête annuelle.
La procession de Santa-Lucía
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La statue de Santa-Lucía |
Son regard sombre se perd timidement dans le vide. Son
épaisse chevelure brune couvre la longue tunique rouge parée d’or dont elle est
revêtue. Solennelle sur son lit de fleurs, elle est entourée de nombreuses
bougies. D’habitude discrète sur l’estrade de l’église, la statue en céramique
de Santa-Lucía reçoit aujourd’hui les
grands honneurs.
Sous les yeux d’une centaine de personnes munies de cierges,
quatre gaillards saisissent le socle sur lequel elle repose. L’un d’eux,
légèrement ivre, trébuche et manque tout juste de s’écrouler. La foule pousse
un cri d’effroi. Il retrouve cependant son équilibre sous les applaudissements.
Le cortège, fin prêt, commence la procession dans les rues de las Palmas.
Les larmes de Santa-Lucía
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Les cierges pendant la procession |
“Le 13 décembre, en
l’honneur de Lucie de Syracuse, nous célébrons notre fête locale”, explique
Lucho, “la procession de la sainte est une tradition qui permet de protéger le
village et ses habitants”. Un bouquet de cierges enflammé dans les mains,
Juanita est attentive à l’agilité des porteurs : “nous vénérons Mamita Lucía au
même titre que la Vierge. Lorsque la guerre est arrivée, Mamita a souffert, autant que nous…et je l’ai vue
pleurer, j’ai vu ses larmes couler,” confesse-t-elle vertueusement.
Pendant la période de violence, le village trouva refuge
dans la foi et la pratique religieuse. Des années plus tard, ces croyances
perdurent. Et dans l’espoir de redonner vie au village, les honneurs réservés à
“Mamita Lucía” sont d’autant plus
somptueux.
Disséminés
Cette procession, étalée sur plusieurs jours, permet surtout
de rassembler les palmeros disséminés dans tous le pays. Plus de deux mille
sont partis vivre dans les villes : Barranquilla, Cartagena et Bogotá.
Cependant, peu ont le temps et les moyens de retourner dans leur village
d’origine. Cette année, ils sont moins de trois cent privilégiés ; la
violence aura bannie à jamais la majeure partie des autres.
Un village fantôme
Une atmosphère paisible règne dans le hameau. Une
tranquillité que l’on retrouve dans chaque village des terres tropicales
colombiennes. Eloigné de tout, Las Palmas vit au rythme des chants de coq et de
la pluie. L’année est marquée par deux évènements : la récolte de tabac et
la fête de Santa-Lucía.
L’invasion végétale
Cependant, un tableau d’apocalypse se dessine le long des
rues de Las Palmas. De nombreuses maisons tombent en ruine, assaillies par la
végétation. Leurs fondations s’affaissent peu à peu, comme désespérées de
porter une telle charge sans vie. “Elles
ne peuvent plus attendre leurs propriétaires”, ironise Lucho, “et ils ne reviendront jamais pour la
plupart”.
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L'intérieur d'une maison abandonnnée |
L’ampleur du drame s’illustre également à l’intérieur des
maisons. Les murs se désagrègent et des animaux sauvages y vivent. Afin
qu’elles ne sombrent pas dans l’anonymat, quelques propriétaires ont laissé en
hâte leur nom sur les murs. Certains ont accroché des dessins de leurs enfants,
désormais jaunis par le temps.
Sur les cinq cent maisons que comptait le village, plus de
deux cent ont totalement été dévorées par les plantes et seule une soixantaine
sont à présent habitées. La nature ensevelit peu à peu le village fantôme,
comme pour reconquérir ce qui lui a un jour appartenu.
La demeure de Lucho
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La maison de Lucho |
Plus loin, Lucho s’arrête devant une habitation qui résiste
courageusement au temps et à la végétation : “c’est ici que je suis né !” La maison, composée de briques de
terre séchée que maintiennent des traverses de bois apparentes, évoque un corps
amaigri dont on distinguerait le squelette. A l’intérieur, Lucho considère les
trois pièces exigües : “Je jouais ici
avec mon frère, et mes parents dormaient là.” Il observe silencieusement la
charpente qui l’a vu faire ces premiers pas.
“Mon père avait déjà
beaucoup souffert de mon départ en 1988. Huit ans plus tard, mon frère s’est
enfui avec sa famille à cause des paramilitaire. Mon père ne l’a pas supporté
et il en est mort de chagrin.” En sortant, il jette un dernier coup d’œil
derrière lui, et dans un murmure quasi inaudible : “tu ne serais jamais parti de toute façon…”
Seul au monde
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Marcelo |
Abrité du soleil sous l’auvent de sa maison, Marcelo sirote
un tinto[1].
Il interpelle joyeusement Lucho. Les deux hommes se saluent d’une longue
accolade. Les traits fins et de grande taille, Marcelo vit seul dans sa petite
maison. Il ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfants. Et il est le seul
palmero à n’avoir jamais quitté le village.
“Le jour du
déplacement, je suis allé me cacher dans les montagnes. J’ai entendu des coups
de feu et des cris. Je ne suis revenu que le lendemain matin.” Son
expression s’assombrit. “Il n’y avait
plus personne. Des maisons brulaient encore. Et partout des vêtements, des
meubles. C’était horrible…”
Pendant deux ans, Marcelo vécut complètement seul à Las
Palmas. Pour se nourrir, il cultivait les petits lopins de terre abandonnés. “Après le déplacement, je ne sais pas
pourquoi, mais les paramilitaires ont complètement disparu.” Parfois, il voyait des gens venir chercher des
affaires. Il leur parlait de la situation et eux repartaient aussitôt. “Et après deux ans, des familles ont commencé
à revenir : d’abord quelques unes et puis des dizaines”. Il conclut
d’un sourire navré : “mais 10 ans
après, le village paraît toujours abandonné”.
“Notre
histoire fait du bruit”
En cette fin d’après midi, tout le village se rassemble sur
la petite place. Plusieurs activités se succèdent. La préférée de tous est la
course en sac des hommes : à peine ont-ils bondi une première fois, que la
moitié d’entre eux, sérieusement éméchés, s’effondrent l’un après l’autre tel
un jeu de dominos. Le gagnant, à qui manque une partie de la langue, reçoit une
bouteille de rhum qu’il partagera gaiement.
Les voix de la mémoire
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La course en sacs |
A la tombée de la nuit, Lucho impose le silence et prend
solennellement la parole : “plus de
12 ans après la guerre, notre village reprend vie. Bien qu’il reste beaucoup de
travail, nous y parvenons. Je souhaite à présent rendre hommage aux dix-neuf
d’entre nous morts injustement.” Lucho énumère avec peine les noms qui ne
sont plus que souvenir. Un silence limpide se pose alors que le trompettiste
interprète l’hymne aux morts. Les notes mélancoliques se perdent dans la nuit.
“C’est toujours un
moment douloureux pour nous, de se souvenir des morts et du déplacement,” reconnaît
Lucho après son discours. “Mais notre
histoire fait du bruit. Les journaux s’intéressent à nous et le gouvernement aussi.
Depuis que la Fiscalía[2] est venue en octobre dernier, on a vu des
changements”.
[2] Fiscalía general de la Nación (=Ministère public) : autorité, rattachée au Ministère de la Justice, chargée d’enquêter sur les crimes et d’en juger les auteurs (dans le cas présent, les crimes liés au conflit armé).
Présence militaire
Par ailleurs, depuis quelques mois, une unité de l’armée
composée d’une douzaine de militaires patrouille quotidiennement à Las Palmas. Le
caporal, un colosse couvert de cicatrices au nez cabossé, nettoie son M-16 sous
les yeux de trois gosses impressionnés : “on
essaie d’être proche des habitants. On discute avec eux. Ce n’est pas évident
parce qu’ils se méfient des hommes en treillis. Mais on est bien accepté.” Et
comme pour illustrer son propos, l’un de ses hommes danse passionnément avec
une palmera enchantée. Le caporal remet son fusil sur l’épaule et glisse à voix
basse : “mais tu sais, il y a 15 ans, on
aurait été beaucoup plus utile…”
Les “mystérieux”
obstacles
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L'entrée de Las Palmas |
Si Las Palmas se remet tout doucement de ses blessures, la convalescence
semble se réaliser sans l’appui de la mairie de San Jacinto[3].
“La mairie est corrompue depuis des
années !” s’indigne Manuel, représentant de Las Palmas au conseil
municipal. “Ici il n’y a pas d’eau, pas
de route, rien ! Le gouvernement national a débloqué 1700 millions de
pesos (730.000€) pour construire une
route entre ici et San Jacinto, et cet argent s’est mystérieusement
perdu !”
La route est effectivement catastrophique : semblable à
des montagnes russes, le petit chemin de terre présente sur 30 kilomètres de
profondes cavités et d’énormes bosses que seuls les pick-up et motos tout
terrain peuvent affronter. Pendant la saison des pluies, le chemin devient
totalement impraticable et Las Palmas s’isole du monde.
En ce qui concerne l’électricité, Manuel fulmine : “il y a 15 ans, on avait de la lumière ici.
D’ailleurs, tous les poteaux et les fils sont encore là. Mais il y a deux
kilomètres de câbles qui se sont [mystérieusement]
perdus. Et malgré nos réclamations, toujours pas de courant,” se
désespère-t-il, les yeux rivés sur un poteau électrique inerte.
Peu à peu, le village de Las Palmas semble guérir et sortir de
la torpeur dans laquelle il s’était plongé. Les villageois reviennent et
reprennent possession de ce qu’ils avaient si précipitamment abandonné. Des
voix s’élèvent et exigent justice, des voix dont l’écho parvient jusqu’aux plus
hautes instances de Bogotá.
Et ce hameau n’est pas le seul : des centaines de
villages similaires tentent difficilement de réapparaitre sur les cartes et
dans les documents officiels. La violence aura effacé ces villages, à la
justice de leur redonner vie.
Cependant, l’isolement dont est victime Las Palmas, le
manque total de services urbains et la perte mystérieuse de fonds qui lui sont
destinés, autant de facteurs qui paralysent sa guérison.
Mamita Lucía n’a surement
pas versé sa dernière larme.