samedi 2 avril 2011

Altos de la Florida dans les limbes de Bogotá


Altos de la Florida

Le quartier d’Altos de la Florida, dans la lointaine banlieue de Bogotá, s’évertue à exister aux yeux d’une municipalité corrompue. Marginalité, insalubrité, violence, sont le quotidien de femmes et d’hommes qui, chaque jour, luttent pour que soient reconnus leurs droits de citadins et de citoyens.

En ce début d’après midi, le soleil peine à percer les épais nuages qui coiffent la banlieue sud de Bogotá. Les rares rayons qui atteignent le sol aride éclairent d’une lumière blafarde les collines qui longent l’autoroute méridionale. Blanca Molina embrasse le panorama d’un geste mélancolique. “Il y a vingt ans, il n’y avait rien ici. Juste un petit village et des champs ; et regardez maintenant…”.

Sur 360°, un paysage tapissé d’édifices ; de la ville, à perte de vue. Jusqu’aux sommets les plus élevés, des milliers de petites propriétés ont été bâties à la va-vite, sans plan ni stratégie. Souvent réduites à de simples cabanes, elles s’entassent les unes sur les autres, s’accrochent aux versants abrupts, grignotent la montagne. Conçues avec des matériaux plus ou moins provisoires (briques, taule, bois, plastique), elles abritent une population jadis rurale, qui fut séduite par la ville ou expulsée par la guerre.
Des populations en quête de paix et de prospérité, se sont confrontées à l’exclusion et à la violence citadine. Dans la capitale colombienne, elles sont plus de deux millions, repoussées aux périphéries les plus lointaines de la ville.

Soacha, premier foyer migratoire colombien
Directement imbriquée dans les quartiers sud-ouest de Bogotá se situe le premier foyer migratoire de Colombie, la commune de Soacha. D’environ 100.000 habitants dans les années 1970, elle en comptabilise aujourd’hui presque 700.000. Le manque de planification et la corruption de la municipalité n’ont fait qu’accroitre l’invasion illégale.
A l’extrême sud-ouest de ce labyrinthe, perché sur un versant abrupt, se trouve le quartier d’Altos de la Florida. “Il y a environ 2000 familles qui vivent ici”, relate Blanca, l’une des responsable du quartier, “dont 800 ont été déplacées par le conflit armé”. Altos de la Florida, tout comme Soacha, enregistre un taux de population déplacée par le conflit armé très élevé, de 30 à 40%.

Nicolasa a fui les assassins de son père, de son frère, de son grand père

Nicolasa
Mon père était le leader élu d’un quartier de Santa Marta [côte caribéenne]”, confie Nicolasa, une femme à la voix mélodieuse et au visage serein ; “il s’opposait vivement aux paramilitaires qui contrôlaient le quartier. Et pour cette raison, ils l’ont assassiné, ainsi que mon frère et mon grand père […] Par peur des représailles je suis venue ici avec ma famille.” 
Victimes d’extorsions, de menaces, de torture, d’enlèvements, d’assassinats, plus de 4 millions de colombiens – soit un colombien sur dix – ont été déplacés par les acteurs armés du conflit (guérillas, paramilitaires, armée, narcotrafiquants). Bannis de leur lieu d’origine, ils sont venus se réfugier dans l’anonymat des métropoles.

152 quartiers non reconnus
Altos de la Florida, qui surplombe la capitale de plusieurs centaines de mètres, offre aux habitants une vue imprenable sur la mégapole et les montagnes avoisinantes. “Avec une vue comme ça, nous devrions nous lancer dans le tourisme !” ironise une petite femme ronde.
Malgré ce privilège souvent réservé aux classes aisées, le quotidien est tendu, angoissant. Altos de la Florida fait partie des 152 quartiers – sur 368 – “non reconnus en tant que districts par la municipalité de Soacha” ; un quartier en situation illégale, somme toute.

L’eau plus chère que dans les quartiers luxueux de Bogotá. 

Alvaro
Depuis des années, nous essayons d’être régularisés”, se lamente Alvaro Ortiz Rojas, président de l’assemblée communale ; “nous essayons d’obtenir des aides financières de la municipalité pour construire un système de canalisations, avoir l’eau potable.” Altos de la Florida, comme beaucoup de quartiers marginaux, ne bénéficient pas de l’eau courante. Ainsi, toutes les semaines, quand le climat et les routes de terre qui mènent au quartier le permettent, un camion citerne vient fournir en eau les habitants. Un système incertain et cher. “Nous payons le mètre cube d’eau 8368 pesos (3,3€), soit plus que les habitants du nord luxueux [de Bogotá]” assène Alvaro. L’eau est donc économisée, réutilisée, récupérée des toits des maisons ou des rivières à proximité. 
En outre, de par l’absence de conduites, les égouts s’écoulent à l’air libre le long des ruelles, et stagnent en contrebas du quartier. La profusion de moustiques, vecteurs de maladies, y est considérable. “Les enfants tombent souvent malade”, soupire une mère de famille ; “on doit les emmener dans le centre [de Soacha] pour les faire soigner”. Ce quartier, marginal, peine à être reconnu aux yeux d’une municipalité autant “paralysée” que “corrompue”.

Les gens se vendent à eux par nécessité”
Esperanza et sa famille
Depuis quelques mois, les paramilitaires tournent dans le quartier”, murmure Blanca, un regard inquiet par dessus son épaule. “Ils contrôlent la drogue, la prostitution […] ils se battent entre eux […] et nous, nous sommes en plein milieu.” Dépourvus d’autorité publique, ces quartiers sont devenus des marchés très lucratifs pour les groupes armés – majoritairement – paramilitaires (groupe d’extrême droite officiellement démobilisé depuis 2006). 
Les gens se vendent à eux par nécessité”, raconte Esperanza, une femme qui a été expulsée de sa ferme par les paramilitaires deux ans auparavant ; “parce qu’ils proposent du boulot, qu’ils donnent 5.000 ou 10.000 pesos par jour (2 – 4€), qu’ils offrent une arme”. Pour enrôler de nouvelles recrues, ces paramilitaires tirent profit de la pauvreté, du chômage et du peu d’avenir personnel et professionnel dont peuvent jouir les jeunes de ces quartiers.

“Trois fois, ils ont essayé de me tuer mais je n’abandonne pas” 

Blanca
Altos de la Florida est néanmoins un espace de protestations. Un espace dans lequel les habitants s’efforcent quotidiennement à faire valoir leurs droits civiques et citoyens. “J’ai de l’espoir” avoue Alvaro, “ça prendra du temps, mais un jour notre quartier sera reconnu par la municipalité […] et nous avons l’appui de plusieurs ONG et de l’ONU”. 
Blanca, de son côté, est plus sceptique : “Il y a une cinquantaine d’institutions [qui travaillent] ici, et chaque jour le quartier se dégrade ! A quoi servent-elles ?!”. Mais cependant d’ajouter : “c’est à nous d’éduquer les petits, d’apprendre aux femmes à se défendre, de nourrir les plus nécessiteux.” Et contre les paramilitaires et les gangs ? “Trois fois, ils [les paramilitaires] ont essayé de me tuer, parce que je me bat contre ce principe. Mais je n’abandonne pas […] nous devons aider les jeunes à s’éloigner de la drogue et la violence, les former professionnellement, leur offrir un avenir”.

“J’exige simplement que nous ayons le droit de vivre dignement”
Non, Blanca n'abandonne pas... “On s’est rendu compte, poursuit-elle, que beaucoup d’enfants souffraient de la faim,  c’est pour cette raison qu’on a voulu créer un restaurant communautaire.” Il fournit 140 repas par jour mais Blanca espère bien arriver à 250 avec l'aide du Programme Alimentaire Mondial.
Blanca se bat aussi pour qu'il y ait plus de travail sur le quartier : “ce serait tellement bien qu’on ait un atelier pour fabriquer du savon, des chiffons, des balais, une grande boulangerie, une boulangerie communautaire. Créer des emplois pour les jeunes, pour les mères de famille…”
Songeuse, elle conclut par une touche d’optimisme : “j’exige simplement que nous ayons le droit de vivre dignement, comme communauté et comme citoyens”. Blanca observe l’horizon, plus loin encore que les milliers de quartiers qui prospèrent au sud de Bogotá. “On devrait avoir du soleil” sourie t-elle.