mardi 28 juin 2011

Paramilitaires colombiens, architectes de la peur


Depuis sa création jusqu'à son démantèlement, le paramilitarisme a été la structure armée la plus sanglante de tous les acteurs armés du conflit colombien. Créé pour lutter contre les guérillas, ce phénomène isolé d'autodéfense, invention de l'Etat, est devenu une organisation hiérarchisée illégale avec une idéologie politique globale. Pendant plus de 50 ans, des années 1960 jusqu'à aujourd'hui, des milliers de colombiens ont été victimes de sa tyrannie.

Paramilitaires, symboles sanglants, seigneurs de guerre, architectes de la peur...

Promenade sonore et musicale avec Selena, paramilitaire démobilisée, avec Ricardo et la communauté de Las Palmas, village vidé par les paramilitaire il y a 10 ans... 




Traduction
Intro :
Lorsque je pense au paramilitarisme, trois mots me viennent à l’esprit : épidémie, ordre, pillage, contrôle, ignorance, partout.
« Qu’est ce que vous allez faire par là-bas ? C’est infesté de paramilitaires ».
Les paramilitaires sont des groupes radicaux d’extrême droite, qui coordonnent des actions avec les forces militaires régulières.
Les paramilitaires est une force secrète, qui fait partie des de la structure de sécurité du gouvernement, pour protéger les intérêts des grands propriétaires terriens, des banquiers, des entrepreneurs.
En finir avec la guérilla ; avec l’oppression ; une politique totalement antisubversive.
Les démobilisés des groupes d’autodéfenses ont confessé un total de 45.499 assassinats, commis en Colombie. 
Les massacres, les exécutions, les disparations, ont majoritairement été accomplis par les paramilitaires.
13.850 cas de disparations et de déplacements forcés. 
L’ordre de faire disparaître des personnes, était une faveur que faisait Carlos Castaño aux autorités.
1597 massacres, l’enrôlement forcé de 2144 mineurs.
Les autodéfenses unies de Colombie, pour la Colombie.
Paramilitaires, architectes de la peur.  

Monte donc, monte donc guérilléro, c’est en haut que je t’attends.

Narrateur : paramilitaires, seigneurs de guerre, entrepreneurs de la coercition, architectes de la peur… Une institution que suscite le silence, l’angoisse, la terreur… Un symbole sanglant qui résonne depuis plusieurs décennies dans l’histoire colombienne.

Timothée : Mauricio Romero, si vous pouviez caractériser un paramilitaire en trois mots, lesquels seraient-ils ?
Mauricio Romero : une réaction contre les guérillas. Une réaction contre les possibilités de paix entre les guérillas et le gouvernement national. Très lié à la stratégie des forces militaires. Associé au narcotrafic. Ce sont des groupes radicaux d’extrême droite avec une idéologie politique très forte. Ce sont des forces irrégulières, qui ont parfois été crées par les forces militaires régulières d’un état. Qui remplissent une série de fonctions, que les forces régulières ne sont pas capables d’exécuter : déplacements de populations, contrôle de populations, menaces…etc. Mais fondamentalement, je pense que : contrôle d’une population, contrôle d’un territoire où se trouve une population civile, violations de droits de l’homme, narcotrafic, crimes contre l’humanité, des chose de ce genre.

Narrateur : la guerre civile des années 40 – 50 a laissé [derrière elle] beaucoup d’insatisfaits. Après les processus de paix entre les libéraux et les conservateurs, certains groupes radicaux et groupes communistes paysans, qui se sont sentis écartés de ces processus de paix, ont décidé de continuer la lute armée dans les zones isolées du pays. Dans les années 60, en réponse aux actions de ces groupes illégaux que l’armée ne pouvait contenir, le gouvernement a décidé d’armer les civils. Ce phénomène légal, d’autodéfense, était le précurseur du paramilitarisme. Le paramilitarisme contemporain est apparu en 1982 avec le groupe MAS, Mort aux Kidnappeurs. Ce groupe, financé par le cartel de Medellín, était une alliance entre des secteurs mafieux, patronaux, militaires et locaux. C’était une attitude de réponse violente aux exactions armées pratiquées par les guérillas. En 1984, le gouvernement de Belisario Betancour a amorcé des dialogues de paix avec trois de quatre guérillas majeures : les FARC, l’EPL et le M-19. De ce processus est né le premier parti politique des guérillas, l’Union Patriotique. Dans ce contexte, le phénomène paramilitaire s’est développé et s’est rapproché de l’armée, qui avait aussi une attitude assez hostile face aux trêves [avec les guérillas].

T : il y a eu une crainte des négociations avec les guérillas de la part des élites, de secteurs politiques et militaire, pourquoi ?
MR : c’est sûr. Une éventuelle négociation entre les guérillas et le gouvernement national allait se solder par une redistribution importante des terres, et pour cette raison, les secteurs qui ont le plus appuyé la créations des groupes paramilitaires étaient les grands éleveurs, les investisseurs ruraux. Et aussi les politiques, puisque la guérilla avait l’intention d’allier des secteurs sociaux et politiques dans plusieurs régions du pays. Il y avait donc une peur de [changements] sociaux, une compétition dans le politique, et une menace pour la sécurité.

Narrateur : dans ce contexte, les paramilitaires, avec l’aide des militaires, ont exterminé des dizaines de représentants et des milliers de partisans de l’Union Patriotique, ainsi que d’autres partis de gauche. Et les guérillas, face à ces assassinats, sont retournées dans l’illégalité. Ceci nous amène à une nouvelle phase du paramilitarisme, au milieu des années 90. Pendant cette période, le conflit armé s’est intensifié, et parallèlement, les actions contre les populations civiles se sont accrues massivement. 

Alvaro Villarraga : en 1994, se son crées las ACCU, autodéfenses paysannes de Córdoba et Urabá. Et ensuite, vient un phénomène de renforcement des paramilitaires dans d’autres régions, en 1996, avec ce qu’on appelle les AUC, les Autodéfenses Unies de Colombie. De nouveau, le niveau de violence s’intensifie. Les actions paramilitaires, en règle générale, se sont réalisées avec une articulation, acceptation ou participation d’acteurs publics. Les associations des défenses des droits de l’homme révèlent que les violations des droits de l’homme, les massacres, les exécutions, les disparitions, ont majoritairement été accomplis par les paramilitaires. Avec des pourcentages qui dépassent les 70%. Et aujourd’hui, on approche un total de 200.000 morts, plus de 36.000 disparitions, et on continue à découvrir des fosses [communes], ce genre de violations.

Première échappée musicale : Corridos Prohibidos, Joropo Paramilitar

Narrateur : lorsque l’on rencontre Selena pour la première fois, rien dans son attitude, son expression ou sa voix, ne permet d’imaginer son passé. Cependant, Selena, qui a 33 ans, a été paramilitaire quasiment la moitié de sa vie. Sans mère, et unique fille d’une famille d’agriculteurs, elle a été élevée dans un environnement machiste. A 12 ans, alimentée par une haine des guérillas, et de ses belles-mères, sans opportunités pour son avenir, sinon d’agricultrice et de mère au foyer, elle a décidé de prendre les armes pour fuir de chez elle et d’être respectée en tant que femme. Selena, à 12 ans, est devenue paramilitaire.

Selena : j’ai dans le sang ce truc militaire et cette structure, cette discipline m’ont toujours attirée. Je voulais être pilote dans l’armée de l’air, et d’un Blackhawk, seulement !
Timothée : tu as été à l’école ?
S : je suis allée à l’école, mais ça ne plaisait pas à mon père, et puis ça a été seulement deux mois.
: [il y a avait] une présence d’acteurs armés dans ton village ?
: il y avait une partie du front 21 des FARC, et le ERP, qui était une branche de l’ELN. C’était en 1989, à peu près.
: comment percevais-tu ces acteurs armés ?
: je trouvais ça mortel de voir une femme armée ! On voyait que les gens la respectaient. Je voulais être l’une d’entre elles. Pour montrer, pas seulement à mon père, mais à beaucoup de gens, que nous les femmes, on ne servait pas qu’à faire la cuisine. Les guérillas disaient qu’ils venaient pour le bien de la communauté, pour le bien du peuple, qu’il y aurait une égalité sociale, comme Robin des bois, non ?!
: quand as-tu changé d’avis sur ces guérillas ?
: quand ils sont venus à la ferme et qu’ils ont commencé à maltraiter les gens. Mon père a eu des problèmes avec eux, parce qu’ils venaient et prenaient ce qu’ils voulaient, mais mon père devait expliquer [les vols au propriétaire]. Un jour, mon père s’est révolté et ils l’ont jeté au sol. Et l’un deux l’a frappé avec la culasse de son fusil. Moi, je me suis jeté sur eux…ces fils de pute, qu’est ce qu’ils font à mon papa ? L’un deux m’a pris par le bras et a dit : « regardez moi cette petite conne, tellement rebelle et effrontée ! Mais c’est qu’on va l’embarquer ! » Et eux, ils tiraient tout autour de mon père. Moi, entrain de pleurer, je me demandais quand une balle allait le tuer. Ca, c’était dur, Et ça, ça m’a marqué…
: Quel était se groupe de résistance dont tu m’as parlé ? Et comment en as-tu entendu parler ?
: une ferme qui avait besoin de personnel. Quand on est arrivé, on a commencé à parler avec un type. Il a demandé deux, trois trucs à propos de la région, et je lui ai raconté ce qu’il s’était passé avec mon père. Il m’a demandé si je trouvais ça normal, si les choses devaient continuer de cette façon. J’ai répondu que non, qu’il fallait en finir avec ces fils de pute et appeler l’armée ! Il a dit que l’armée ne pouvait rien faire, mais qu’il existait un groupe de personnes qui pourraient nous aider, à sortir l’épine du pied. L’armée, je n’ai pas l’âge pour rentrer. Mais si on m’accepte dans un autre groupe, on va me donner une arme, des bottes, un uniforme ! Je serai le boss, le Macgyver, hein ?! Mais j’étais toute maigre, tout petite ! Allons-y ! De toute façon à la maison, ça ne se passait pas bien avec mon père, ma belle-mère.
: eux-aussi ils disaient qu’ils allaient se battre pour le peuple ?
: pour défendre les gens qui investissaient dans une région, des gens qui ne pouvaient pas le faire parce que ces types venaient, les séquestraient, les volaient. Quand ils ont dit qu’ils m’acceptaient, et que j’allais rentrer dans un groupe armé, ils m’ont demandé [d’écrire] mon CV, comme un filtre. Je devais écrire le serment d’allégeance, l’hymne, alors que je ne connaissais à peine les voyelles ; j’avais honte qu’ils voient que je ne savais ni lire, ni écrire.
: et, quel âge tu avais ?
: quand je me suis inscrite ? Je me suis inscrite à 12 ans.

: ça consistait en quoi, l’entrainement ?
: les choses basiques ! La radio, l’armement, la formation, les hymnes…
: et aussi l’enseignement idéologique ?
: oui. Que la guérilla bombardait, que la guérilla avait fait ceci ou cela, qu’elle séquestrait, qu’elle tuait, des gens qui n’avaient rien à voir avec le conflit. Qu’elle le faisait pour de l’argent. Et ils alimentaient cette haine que nous, on ressentait. « Tu peux, tu peux en finir avec la guérilla ! Bienvenue, ici nous sommes une grande famille ! » Grave ! Allons-y, on va en finir avec cette oppression ! ça [cet entrainement] a duré trois mois. C’était à Puerto Boyacá.
: et c’était la première fois que tu partais de chez toi ?
: oui !! Génial, je vais voir du pays ! C’était vraiment cool !
J’ai grandi dans un petit hameau. Et on savait que dans ce hameau, il y avait des guérilleros. Mais qui ne portaient jamais l’uniforme. Ils se mélangeaient avec la population, soit des collaborateurs soit des guérilleros. Parce qu’on nous demandait : « vous savez où se trouve la guérilla ? » Et moi, puisque j’ai toujours été impétueuse : « je sais où ils sont !! » Et on fouillait la maison et ils avaient des armes.
: la première mission à laquelle tu as participé ?
: la première, ce n’était pas une mission. On faisait une inspection. Et on a commencé à sentir que la guérilla nous suivait, qu’elle allait nous tendre un piège. Et moi, qui était la seule fille, je rêvais que de leur tirer dessus : « ils sont où, ils sont où ? » Celui qui avait le commandement, m’a dit : « doucement, doucement, attendez ». Quand on a entendu les premières rafales, on s’était tous retranché. Et moi qui avais en tête de sortir et de courir comme dans les films, qui voyais le trip comme un film. Et l’adrénaline qui montait avec ces coups de feu. Un gamin à coté de moi, qui avait dans les 16 ans, plus vieux que moi tu t’imagines, a commencé à pleurer. Et c’est logique. C’était un gosse d’une famille qui avait un père et une mère. Qui n’avait pas eu la même vie que la mienne. Quand les renforts sont arrivés, à ce moment-là on est sorti ; et j’ai tiré. Je devais tirer au coup par coup. Et je peux te dire que j’ai tiré sur tout ce qui bougeait. J’ai senti que j’avais tué quelqu’un. Et [après] quand mon commandant m’a dit : « vous, vous êtes faite pour ça ! Vous avez de sacrées couilles ! » Je me suis sentie fière ! Je me suis sentie super bien ! Ouais, je venais d’avoir 12 ans…ah mon Dieu fais moi taire…

Narrateur : en Colombie, au moins un quart des combattants irréguliers s’est enrôlé avant d’avoir eu 18 ans. Les techniques de manipulation, la pauvreté, l’innocence, la faiblesse, ont poussé ces jeunes à devenir soldats, volontairement ou d’une manière forcée. De leur côté, les paramilitaires ont confessé l’enrôlement de 3.557 mineurs. Filles et garçons, chair à canon, ont perdu leur enfance pour une cause dont ils ignoraient souvent le but.

Deuxième échappée musicale : Grupo Canalón, El duende

Selena : une fois, ils [la guérilla] ont séquestré un éleveur, qui avait beaucoup d’argent. Et la famille nous a demandé qu’on le sauve. Il y avait quelque chose à voir avec le commandant. Donc on y est allé, mais c’était 5 – 6 ans après. C’est à ce moment-là que je suis rentrée dans les ACCU. On est arrivé à un endroit, en cherchant cet éleveur. Et on a vu qu’ils l’avaient tué, qu’ils l’avaient laissé attaché à un poteau. Il est mort de faim et de soif. Ils l’avaient bâillonné. Pour moi, ça a été traumatisant. Et ça a alimenté cette haine que j’éprouvais envers la guérilla. Comment c’est possible que les gens aient payé, deux fois, pour qu’ils le laissent dans ces conditions, qu’ils ne le libèrent pas ? C’était pour ça qu’ils se battaient ?! Ce n’était pas juste. Me rappeler ces choses-là me fait mal, me remplit de haine.
: contre la guérilla ?
: contre la façon de faire de la guérilla. Leur façon d’agir.
: mais tu ne penses pas que les paramilitaires ont aussi agit de la même façon ?
: oui. Mais je ne te dirai pas si nous avons agit ainsi ou non. Ce que je vais te dire vas te paraître dur, horrible, cruel, barbare. Mais dans certains cas, ils le méritaient. Pour qu’ils sentent ce qu’ils avaient fait aux autres. Œil pou œil, dent pour dent ?
: contre les guérilleros, mais contre les civils ?
: ce thème est beaucoup plus complexe. Parce qu’on dit que les civils, les pauvres paysans, n’ont jamais rien fait. Les pauvres paysans qui n’ont jamais rien fait ont existé. Mais, il existe aussi des personnes, certaines obligées, d’autres non, qui ont appuyé la guérilla.
: les « crapauds ».
: tu as appris mon cher Timothée, tu as appris…

Narrateur : les « crapauds », collaborateurs de la guérilla, complices subversifs, ennemis jurés des paramilitaires. Un concept à cause duquel sont morts des milliers de colombiens.  
La région des Montes de María, entre les départements de Bolivar y Sucre, est tristement célèbre, à cause des violents combats entre les groupes armés, mais surtout à cause des violations massives des droits de l’homme contre les populations civiles. Depuis le début des années 1980, la violence a laissé derrière elle 56 massacres, plus de 5000 homicides et plus de 200.000 paysans déplacés. Les groupes paramilitaires en sont majoritairement responsables. La présence de grands propriétaires terriens, de narcotrafiquants, la dispute territoriale, a influencé les dynamiques de violence. Les actions d’extorsion des guérillas contre les propriétaires terriens ont favorisé la création de groupes d’autodéfense. Et avec la consolidation de la structure paramilitaire, ces propriétaires ont passé des accords avec les groupes d’extrême droite pour la défense de leurs terres. Mais ce phénomène a directement touché les populations civiles.
Le village de Las Palmas, petite commune de San Jacinto, avait un peu plus de 500 familles, cultivatrices de tabac pour la plupart. Ce village, qui n’avait rien à voir avec le conflit, a vécu pendant presque 10 ans la terreur des groupes armés.

Timothée : que saviez-vous du conflit ?
Señor Ricardo : à cette époque ?
Timothée : à cette époque, avant que n’arrivent tous les groupes [armés].
Señor Ricardo : le premier groupe qui est venu, c’était la guérilla. Ils sont venus, tu les voyais dans les montagnes, ils passaient par là. Mais nous, on ne faisait pas attention, tout ce qui était camouflé, c’était l’armée, la loi. On ne faisait pas la distinction entre le bien et le mal.
Señor Lucho : dans le village, il n’y a jamais eu de policiers. Je n’ai jamais vu un palmero tuer un autre palmero. La guerre est un facteur externe qui a fini par arriver.
Señor Juan : les gens ne savaient rien des armes. La seule arme qu’ils connaissaient, c’était la machette et c’était pour travailler la terre, pas pour tuer.
Señor Alfonso : j’ai 44 ans et je n’ai jamais eu d’arme à feu dans les mains.
Timothée : à propos, comment avez-vous senti le conflit s’approcher de Las Palmas ?
Señor Juan : il s’est approché petit à petit. L’armée passait tous les mois, après c’était la guérilla qui est venue petit à petit. Ils [les guérilleros] menaçaient les gens : « faîtes-moi un sancocho ! » et la personne, apeurée lui faisait le sancocho.
Señor Ricardo : en fait, on se trouvait en plein milieu de la guerre. Las Palmas c’était un nœud de communication pour aller à Sambrano, Corralito, Bajo Grande, San Juan, tous les villages voisins. Donc l’armée passait, puis la guérilla, puis les paramilitaires. Un mec armé qui vient te demander de l’eau, tu ne vas pas lui dire non, sinon il te tue ! Et puis vient un autre, et il te demande pourquoi tu as donné de l’eau [à l’autre type].
Timothée : quel a été le premier groupe qui est venu ?
Señor Mario : l’EPL
Timothée : en quelle année ?
Señor Mario : dans les années 80.
Señor Juan : mais nous, ça nous paraissait normal ; vu qu’il n’y avait pas de violence entre les paysans, ils n’ont rien à faire dans le village ; la guerre n’existe pas ici, donc ils vont partir.
Timothée : à partir de 1991, il y a eu les FARC et l’ELN, non ?
Señor Alfonso : 1993, non ?
Señora Josefina : c’est les premiers morts qu’il y eu à cause des groupes armés.
Señor Juan : dans le village oui. Et après, il y a eu les paramilitaires.
Señor Mario : les paramilitaires, eux ils causé des dommages.
Señor Juan : premièrement ils violaient nos droits, ils nous obligeaient à aller à leurs réunions, et ils ont commencé à nous menacer. Menacer les enfants, les anciens. Et on a commencé à avoir peur.
Señor Manuel : ils allaient dans une boutique, ils la pillaient. Je me rappelle qu’ils ont volé l’argent de la grand-mère d’un des hommes qu’ils ont tué, ils sont rentrés dans sa chambre et lui ont volé ce qu’elle avait dans sa malle. En plus d’être tueurs ils étaient voleurs.
Señor Camilo : ils avaient une liste avec ceux qu’ils allaient tuer. Si aujourd’hui ils tuent untel, demain ce sera peut-être moi ?
Señor Lucho : ils nous traitaient de guérilleros : « vous êtes des guérilleros, vous soutenez la guérilla ».
Señor Jaime : et ils écrivaient « crapauds » sur les murs, ou « partez d’ici ».
Señor Camilo : certains paramilitaires connaissaient le village.
Señor Juan : ceux qui se cachaient le visage étaient de la région, des gens que nous connaissions.
Señor Manuel : ceux qui se cachaient étaient connus, et ils se cachaient le visage pour qu’on ne les reconnaisse pas.
Señor Juan : et on a commencé a voir des morts. Des gens qui avaient été torturés. La première personne [qu’ils ont] tuée avait été torturée. Une mort comme celle-ci ne passe pas tous les jours.
Señor Ricardo : un matin, en 1996, on a retrouvé les maisons peintes : « morts aux crapauds » « aux collaborateurs de la guérilla ». Et ce même jour, Segundo a disparu. Segundo Caro Barreto. Pendant deux jours, il n’est pas réapparu. La communauté a commencé à le chercher. Et la peur s’est installée. A ce moment là, Alvaro, son frère, est parti le chercher. Et la communauté a retrouvé Segundo à trois km de Las Palmas. Mort. En état de décomposition avancé. On l’a retrouvé sans cheveux. Ils avaient arraché la peau du crâne. Ils lui ont coupé les doigts. Ils lui ont jeté de l’acide, ils l’ont brulé avec de l’acide. Ils ne l’ont pas abattu. Ils l’ont tué en le torturant. Et moi quand je l’ai vu, je me suis rendu compte de tout ce qu’ils lui avaient fait. Pendant une semaine, je n’ai pas pu dormir, je me levais la nuit et cette image, cette image…le jour suivant, ils ont tué son frère, Alvaro, un tir dans le dos, et ils l’ont torturé aussi. Et ils l’ont enterré dans une fosse commune…
Timothée : et vous n’avez toujours pas retrouvé le corps non ?
Señor Ricardo : je ne sais pas si on a retrouvé la tombe, mais ils l’ont laissé enterré, les restes ne sont jamais retournés à Las Palmas.
Timothée : pourquoi les ont-ils tués ?
Señor Juan : justement, on ne le sait pas, puisque ils ne les ont pas tués devant la communauté, ils les ont emmenés.
Señor Juan : pour que les gens aient peur, je pense…
Señora Josefina : les paramilitaires ont tué uns de mes oncles.
Timothée : comment s’appelait-il ?
Señora Josefina : Alberto Castillo. Ils l’ont tué un 8 février, samedi de carnaval, en 1997. Ils l’ont tué sur la place. Ils n’ont pas dit pourquoi. Ils l’ont juste abattu, comme ça d’un coup. Ils allaient aussi tuer son fils. Un paramilitaire a dit : « tue le père mais pas le fils », et ils l’ont lâché. Mais ils allaient tuer le gamin.
Señor Ricardo : et ils sont revenus les paramilitaires, et ils ont tué « Pajarito », Argemino Medina.
Timothée : et pourquoi ont-ils tué Argemino ?
Señor Ricardo : heu, je ne sais pas. C’était un gardien de vaches. Je ne sais pas. Ils l’ont attrapé et ils l’ont tué devant sa famille, devant la mère et les enfants. Un des enfants a lancé une pierre au paramilitaire et lui a demandé pourquoi il avait tué son père. Et ce bandit le chope et le pointe [avec son arme]…il allait le tuer. Mais un autre paramilitaire lui dit : « C’est qu’un gosse, tu vas pas le buter ? T’es complètement baisé tu vas quand même pas buter ce gosse ? » Oui, juillet 1997…

Narrateur : en 1997, ils ont aussi tué Alvaro Caro Bareto, Gregorio Fontalvo Arroyo et son fils, Gregorio Fontalvo García. Encore une fois, ils les ont tué sur la place, devant tout le village apeuré. Un mécanisme de terreur efficace : « faites ce qu’on vous dit, ça peut aussi vous arriver. »

Troisième échappée musicale : Adolfo Pacheco, San Jacinto

Señor Ricardo : quand [les paramilitaires] sont venus le 27 septembre 1999, très tôt, ils ont pris en otage le collège, l’école primaire et la crèche, des enfants de 6, 8 jusqu’à 15 ans. Ils les ont réunis sur la place. C’était une excuse. La plupart des adultes travaillaient dans les champs. Les mères sont parties chercher les pères lorsqu’elles ont vu les enfants. Tout le village s’est donc rassemblé. [Les paramilitaires] ont brulé deux voitures ce jour-là. Et ils menaçaient les gamins avec leurs pistolets. « Bougez pas ou tout le monde meure ». Ils ont commencé à demander les cartes d’identité. Du quartier Correa, ils ont amené Tomas Bustillo y Rafael Sierra. Et aussi à Celestino Avila. La mère, Emma, leur a demandé pourquoi ils voulaient tuer son fils. Elle leur a dit que la guérilla avait tué le père, en 1993. Un paramilitaire, avec une M60, a appelé par radio : « la mère d’untel réclame son fils… » A la radio ils ont répondu : « butez cette salope ». Il l’a projetée contre le mur et il lui a tiré une balle [derrière la nuque]. Toute la tête a explosé…toute la tête a explosé…
Le jour où ils ont tué Emma, Celestino, Rafael et Tomas…Tomas ils l’ont tué parce qu’il avait fait son service militaire et il avait perdu sa carte [la preuve qu’il avait effectué son service]. Et dans sa maison, ils ont trouvé une photo de lui en uniforme. Et Rafael, [ils l’ont tué] parce qu’il avait une blessure à l’avant bras ; ils ont dit qu’on lui avait tiré dessus quand il était guérillero.
Timothée : et vous êtes partis le jour suivant ?
Señor Juan : oui, le 28, tout le monde est parti ; laissant tout derrière soi, vêtements, tout…
Señor Mario : c’était un cauchemar. Des femmes enceintes, des enfants dans les bras.
Timothée : que vous ont-ils dit pour que vous partiez ?
Señor Juan : qu’on n’aurait pas la même chance si on restait…
Señor Mario : qu’ils s’attaqueraient aux enfants…
Señor Juan : qu’ils tueraient tout le monde…
Señor Fernando : au moins 1000 personnes, non moins, 700.
Señor Juan : il y avait des gens qui n’étaient jamais sortis du village. Ceux qui ne sont pas partis, c’est parce qu’ils n’avaient aucun endroit où aller, ils ont donc décidé de rester. Ils étaient six, non quatre…
Señora Josefina : j’ai une tante qui n’est jamais partie, elle vit toujours dans le village.
Señor Juan : c’est dur. Beaucoup de gens sont morts ; les grands-parents…
Señora Josefina : beaucoup de gens sont morts à cause du déplacement.
Señor Juan : ils ont tout perdu en même temps que la maison dans laquelle ils ont vécu toute leur vie.
Señora Josefina : tout s’est terminé…
Señor Fernando : le président sortant [Alvaro Uribe] est en grande partie responsable. Son cousin, Mario Uribe, est devenu propriétaire de toutes ces terres. C’est un piège qu’ils ont tendu, dans les Montes de María, pour obliger les gens à partir, et ensuite acheter les terres pour rien du tout. Les paramilitaires, Alvaro Uribe, son cousin, sont tous noyés dans l’histoire.
Señor Ricardo : ils tuaient des gens parce qu’ils en avaient envie. Parce que leur boulot, selon moi, était de vider le territoire de ces habitants.
Timothée : ça a duré trois ans : de août 1996 à septembre 1999.
Señor Ricardo : trois ans, mais trois longues années, pour nous c’était une éternité. Mort sélective, terreur…ils attrapaient les gens, ils les torturaient…ils leur mettaient des sacs sur la tête [et] ils les jetaient dans la lagune…à d’autres ils les attachaient comme si ils étaient des délinquants, ils les frappaient…c’était une terreur. Si ils ne nous tuaient pas, c’est avec la peur qu’ils nous tuaient ces enfants de putains.

Quatrième échappée musicale : Los Gaiteros de San Jacinto, El Millo se modernizó

Timothée : tu as dû commettre ce genre d’actions contre des civils ?
Selena : une fois, on m’a envoyé expulser une famille. Une famille très pauvre, des paysans. Parce qu’ils avaient offert un déjeuner à une personne, qui était guérillero. Et ils ne le savaient pas. Mais, du fait d’être humain, on offre. C’est une action humaine de générosité ; mais pour ce verre d’eau on t’expulsait ou on te tuait. La dame a commencé à pleurer. Le monsieur s’arrachait les cheveux. Non, c’est un ordre, vous avez deux heures pour partir. « Où ?? » Avec des enfants en bas âge. « Monsieur, si vous ne partez pas, quelqu’un d’autre viendra et ne sera pas aussi humain que moi ». Non, c’était dur… Et voir, que mon père avait vécu la même chose, c’était reproduire et reproduire la séquence. A ce moment-là, Timothée, je remettais beaucoup de choses en question. Par exemple : mec je me suis enrôlée pour en finir avec la guérilla, parce que la guérilla déplaçait, parce que la guérilla tuait, parce que la guérilla faisait ci ou ça, contre le peuple. Putain, on fait exactement la même chose mais avec un autre nom !

: un [autre] épisode qui t’a marqué ?
: quelque chose qui m’a marqué ? La mort d’un compagnon. Il y a quelques années, avant de sortir, un compagnon s’est enrôlé, plus jeune que moi, et on est devenu proche. On parlait beaucoup, lui de sa famille, moi de la mienne. Et au bout d’un an et demi, deux ans, il en a eu marre, et il voulait rentrer. Pour s’enrôler c’était très facile, mais pour sortir, très difficile. Il m’a donc demandé que je l’aide et je l’ai aidé, pour lui donner la possibilité de s’échapper. Ca n’a pas marché, mais une fois il a essayé tout seul, et il a réussi. Il est arrivé à un village et il s’est rendu à un commandant d’un poste de police. Mais, il s’est avéré que cet homme était un proche des paramilitaires. Il a passé un coup de fil à notre commandant. Il lui a dit : « venez donc, un crapaud s’est envolé » Et il lui a raconté tout ce que lui avait dit [mon compagnon] ; « aie, quel enfant de putain ». D’autres compagnons sont allés le chercher, l’ont fait monter dans une voiture et l’ont ramené au camp. Et devant tout le monde ils l’ont tué. Pour que ça serve de leçon.
: qu’as tu ressenti ce jour-là ?
: plein de haine. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas. Qui s’accumulent et qui alimentent les cauchemars, traumatismes.

: vous avez combattu avec des militaires, ensemble, contre la guérilla ?
: … 
: je sais que oui, mais je veux que tu me le dises.
: dans le Bloc Centavo, j’ai été en contact avec le politique, voir le commandant d’un bataillon, d’une station de police…j’enlève mon chapeau : « Monsieur, comment allez vous ? » C’est un secret pour personne dans ce pays ; les paramilitaires avaient la possibilité de donner des pots de vin aux commandants de bataillon, aux militaires. Le groupe auquel je faisais partie à ce moment-là payait un commandant de bataillon ; [un versement] obligatoire. Et le versement s’est retardé d’une quinzaine de jours. Comme moyen de pression, on est venu nous bombarder, avec un hélicoptère. Et faire ça, juste pour recevoir de l’argent sale ? Alors que l’Etat payait le commandant pour veiller sur les citoyens colombiens ?

Cinquième échappée musicale : Lisandro Meza, parapolítico no!

Señor Ricardo : en 2005, ici à Bogotá, on s’est organisé de nouveau. Regarde, on essaye de retourner [à Las Palmas], et ça marche plutôt bien. L’armée, que était constamment dans le village, ce jour-là l’abandonne. Les bandits en ont profité pour venir. Ils tuent Dilia Hererra, qui avait 70 ans, et José Clemente Sierra Arrieta. Je ne sais pas si c’était les paramilitaires, la guérilla ou l’armée. Ils étaient tous dans le coin!
Timothée : ils ne s’étaient encore démobilisés ?
Señor Ricardo : non, ils se sont démobilisés en 2006.
Timothée : il n’y a que ces deux-là qui sont revenus au village ?
Señor Ricardo : non, là-bas il y a avait des gens. Cette dame n’était jamais partie. Mais, José Clemente, son père était à Las Palmas. Et il était venu lui rendre visite, en février. A Las Palmas, il y avait environ 55 familles, les résistants.
Timothée : mais eux n’ont jamais eu de problèmes avec les groupes armés pendant ces 6 ans ?
Señor Ricardo : non.
Timothée : pourquoi ?
Señor Ricardo : je ne sais pas ! C’est la grande question, pourquoi ?
Timothée : donc, ce jour-là, quand est venu ce José Clemente pour rendre visite à son père, ils l’ont tué lui et une dame qui n’était jamais partie.
Señor Ricardo : cette dame était la mère d’une leader de Las Palmas. Et elle voulait devenir maire [de San Jacinto]. Vulgairement, on pourrait dire qu’elle causait des problèmes au maire de l’époque qui s’appelait, Guillo Gonsalez. On disait qu’un commandant paramilitaire, alias Sembrano, lui avait financé la campagne. Seulement que elle, était une leader, un caillou dans la chaussure du maire.
Las Palmas est tombé dans l’oubli. Cela fait 11 ans, 11 ans d’impunité. Et on ne doit pas dire que ça ne s’est jamais su, parce que [cette histoire] est sortie dans les journaux locaux et les infos télévisés : « déplacement massif de Las Palmas ». On s’est fait prendre jusqu’à notre identité. Avant, notre carte d’identité disait : « San Jacinto, Las Palmas », quand tu étais palmero. Et maintenant, sur la nouvelle carte d’identité n’apparaît pas Las Palmas, seulement San Jacinto.
Timothée : [le village] n’existe plus ?
Señor Ricardo : soi-disant, le village n’existe plus. Maintenant ce qu’on veut, c’est que le gens sachent qu’un village du nom de Las Palmas a existé, et qu’il est toujours en vie.
Timothée : tu as fait beaucoup de voyage entre Bogotá et Las Palmas ?
Señor Ricardo : oui j’en ai fait beaucoup. J’y suis allé pendant l’hiver l’année dernière. A cause de la route, les gens, les aliments ne pouvaient ni rentrer ni sortir [du village]. Et moi j’ai apporté des aliments là-bas. Il y a des enfants qui ne savent ce qu’est une glace. On vit quasiment à l’époque des cavernes. Mais pire, parce qu’à cette époque, personne ne savait qu’il y avait de l’électricité, la télévision, rien! Mais je suis optimiste. Je crois vraiment au processus pour lequel nous nous battons. Il y a une petite lumière au bout du tunnel. On espère se faire entendre. On espère aussi que ce reportage soit écouté, que les gens s’intéressent à la Colombie, à ces communautés qui ont été touchées…parce que je sais que nous ne sommes pas les seuls, nous les palmeros ; il y a beaucoup de communautés qui ont le même problème. A cause de cette immense vague de déplacement [de population] qu’il y a eu et qui continue à exister. Que l’on voit la dure réalité de la Colombie…

Sixième échappée musicale : Gustavo Santaolalla, Gaucho

Narrateur : pendant plus de 40 ans, le paramilitarisme a touché directement et indirectement tous les citoyens colombiens. Une organisation dont le but principal était les populations civiles, avec une étroite relation avec les acteurs publics. Un groupe armé qui a dupé ses propres combattants, séduits par un discours perfide. Mis à part les chefs ambitieux, les entreprises sans scrupules et les politiciens corrompus, tous ont été victimes de l’absurdité du conflit : du paysan déplacé jusqu’à la paramilitaire justicière.
En 2011, le paramilitarisme continue d’être un phénomène ancré dans tous les tissus du pays. A défaut de disparaitre, ce phénomène évoluera, se complexifiera et se combinera avec de nouvelles forces, de nouveaux acteurs, de nouveaux mécanismes. Le protagoniste central d’un conflit beaucoup plus complexe, imperceptible et omniprésent…